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Benjamin Stora. Professeur et historien spécialiste du Maghreb « Difficile de concevoir une union méditerranéenne indépendamment de la mémoire des peuples »
Dans une tribune que vous avez rédigée conjointement avec les historiens Gilles Manceron et Catherine Coquery-Vidrovitch, vous affirmiez que le refus de la repentance par la France sur les crimes commis par le colonialisme est une entrave au travail des historiens. Pouvez-vous nous expliquer davantage l'objectif de cette action ? D'abord, il faut souligner le fait qu'il y a un décalage entre la progression du travail historique et le discours politique, dans le sens où depuis plusieurs années, il y a des thèses qui sont en préparation, comme le travail de Tramor Quemeneur qui va révéler l'ampleur du refus de la guerre d'Algérie en France pendant la guerre à travers le mouvement des déserteurs et des insoumis. Ce travail sera important. Il y aura également une autre thèse qui sera soutenue sur les photographies qui ont été prises pendant la guerre d'Algérie. Ce sont des exemples de travaux historiques qui vont être soutenus dans quelques semaines. Donc, les historiens mettent au grand jour ce qu'a été la nature du système colonial et le monde politique actuel qui est en rupture et en décalage par rapport à cette production scientifique. Le problème, c'est qu'on ne pourra pas indéfiniment entraver le travail des historiens. On ne pourra ignorer le travail fourni par les historiens qui est un travail qui existe depuis longtemps. Je pense particulièrement aux travaux de Pierre Vidal Naquet qui avait expliqué et révélé toutes les exactions commises. Donc le monde politique doit se mettre au diapason de ce savoir historique. C'est cela l'objectif de ce texte (la tribune). C'est de dire dans le fond qu'on ne peut pas construire un argumentaire pour dire que nous voulons la repentance. Les historiens n'ont pas à réclamer cela. Ils (les historiens) font, en revanche, progresser le savoir. L'objectif pour nous est de dire qu'il faut que les pouvoirs publics encouragent la production du savoir historique. De mon point de vue, c'est ça l'objectif principal pour que les jeunes générations en France puissent prendre conscience de l'histoire du système colonial. C'est-à-dire des inégalités et des exactions commises. C'est de cette manière-là qu'on pourra dire que la colonisation n'était pas positive, sinon on va laisser le champ libre à ceux qui prétendent le contraire. La meilleure manière de combattre cela est la diffusion du savoir. Y a-t-il d'autres personnalités et historiens français qui voudraient se joindre à vous pour partager cette initiative ? A ma connaissance non pour l'instant. Vous savez qu'en France il y a une grande frilosité autour de ces questions-là. Le salut viendra, à mon avis, des jeunes générations de chercheurs, car elles n'ont pas été mêlées à la guerre elle-même et elles veulent savoir ce qui s'est passé. Les jeunes générations ne disent pas que nous n'avons rien à voir avec cette période. Elles disent, au contraire, nous voulons savoir ce qui s'est passé durant cette période. C'est notamment les enfants et petits-enfants issus de l'immigration algérienne en France, qui sont français et qui ne veulent pas qu'on passe sous silence cette page sombre de l'histoire de France et qui restent fidèles à la mémoire de leurs grands-pères. A partir de là, plus le temps passera plus nous voudrons savoir. Je ne suis pas d'accord avec la formule qui consiste à dire que « comme je n'appartiens pas à cette génération, je passe à autre chose ». Ce n'est pas possible. On ne pourra passer à autre chose que si on sait ce qui s'est passé. A l'origine de la loi française du 23 février 2005, il y a le parti du président Nicolas Sarkozy, l'UMP. Est-ce que les déclarations faites ces derniers temps par M. Sarkozy ne s'inscrivent pas dans la même logique tendant à glorifier le passé colonial français ? Ce qu'il faut dire, c'est que dans son discours il y a des contradictions. D'un côté, il dit qu'il y a une forme de colonisation positive, notamment dans son discours prononcé à Dakar (Sénégal). De l'autre, dans le même discours, il dit que la colonisation est un crime. Donc il faudra qu'un jour il se mette d'accord avec lui-même et il ne pourra pas rester toujours dans des discours qui font le grand écart entre la colonisation épouvantable et la colonisation qui a apporté le bienfait, les lumières, etc. C'est cette espèce de double discours que les élites politiques françaises doivent dénouer en soulevant cette contradiction. L'« antirepentance » prônée par le président Sarkozy ne risque-t-elle pas de faire capoter son projet de construire l'Union de la Méditerranée, comme c'était le cas pour le traité d'amitié algéro-français ? Ce que je pourrais vous dire, c'est qu'il est difficile, de mon point de vue, de concevoir une union méditerranéenne indépendamment de la mémoire des peuples. Ce sera difficile de vouloir créer une sorte d'union politique indépendamment du rapport à l'histoire, à la mémoire et la blessure des peuples. On ne peut pas fonder cette union politique exclusivement sur des rapports économiques. C'est une illusion. De toute manière, les rapports économiques sont bons et on peut toujours les améliorer. Mais ce dont ont besoin les peuples des deux côtés de la Méditerranée, c'est un examen de conscience lucide du passé commun qui est forgé par le temps colonial. On ne peut pas dire que le passé commun, ce sont tout simplement les échanges économiques et commerciaux. Ça me paraît difficile de mettre de côté la question mémorielle pour construire cette union méditerranéenne. L'Algérie célébrera demain (aujourd'hui ndlr) le double anniversaire des événements du Nord-Constantinois (20 août 1955) et du congrès de la Soummam (20 août 1956). Que représente cette double date pour la révolution algérienne ? C'est une double date qui marque une rupture dans l'histoire algérienne. La première date (le 20 août 1955) correspond au soulèvement au moment de la déposition du roi du Maroc. C'est une date qui marque le passage d'une révolution d'avant-garde déclenchée depuis le 1er novembre à un soulèvement de masse. Donc, on est passé d'un niveau à l'autre de la révolution. Pour le 20 août 1956, on est passé d'un soulèvement de masse à la formation d'un corps doctrinal politique. Ces deux dates s'enchaînent l'une dans l'autre. C'est-à-dire on passe d'un mouvement de masse à la structuration d'un mouvement politique. Elles sont donc liées et elles ont leur importance dans l'histoire de cette même révolution. Même en Algérie, la problématique de la réécriture de l'histoire demeure toujours posée. Nous aimerions avoir votre avis sur la question… Il faut aussi qu'en Algérie on puisse laisser les historiens travailler librement. Il faut faire en sorte que ce savoir accumulé par l'histoire puisse être transmis aux jeunes générations. Pour cela, il faut donner les moyens aux universitaires algériens, tout en leur laissant la liberté de critique dans l'écriture de l'histoire. C'est fondamental. Sinon, de l'autre côté de la Méditerranée, on se sert d'un argument en disant que même en Algérie on n'avance pas dans l'écriture de l'histoire et c'est pour ça que nous n'avançons pas. C'est un argument fallacieux, parce qu'il y a en Algérie des gens qui travaillent et qui écrivent et qu'il faut faire connaître. Il faut diffuser leur savoir, leurs écrits dans la liberté et la transparence. C'est une condition fondamentale de la légitimité du discours historique.