Ingénieur de formation et agriculteur de métier, Ould Hocine Mohamed Chérif, président de la Chambre nationale d'agriculture, poste strictement bénévole, revient dans cet entretien sur la crise de la pomme de terre pour laquelle il a annoncé plusieurs mesures prises ces derniers mois afin de l'endiguer. Le président situe également les failles et les dysfonctionnements du secteur de l'agriculture en Algérie. L'élaboration d'une véritable politique agricole nationale commence, selon lui, par mettre d'abord de l'ordre dans le secteur et mobiliser par la suite les moyens humains et financiers nécessaires à sa réussite, car il y va de la sécurité alimentaire du pays. Commençons par la crise de la pomme de terre. Qu'en est-il vraiment ? A mon avis, il y a trop d'agitation autour de cette crise de la pomme de terre. Chacun y va de son propre chef pour expliquer la situation et entre temps la crise demeure toujours. Ce problème réside dans l'incompréhension totale de la filière de la pomme de terre. Une incompréhension par rapport à l'appareil de la production nationale, aux importations, aux capacités de production et au marché national. Commençons par ce dernier. Je vous donne une indication toute simple : de 2005 à 2007 qu'est-ce qui s'est passé ? En 2005, nous avons produit tellement de pomme de terre que nous ne savions pas quoi en faire. Les prix à la vente tournaient alors autour de 5 à 6 DA/kg. En 2007, la pomme de terre est à 70 DA, est-ce la faute aux agriculteurs ? Je ne le crois pas. Il y a des dysfonctionnements aujourd'hui qu'il faut relever. Avez-vous identifié ces dysfonctionnements ? Pour le faire, le ministère de l'Agriculture a décidé de charger la chambre nationale de reprendre l'ensemble de la filière de la pomme de terre. Cette dernière fédère plusieurs intervenants, à savoir l'agriculteur, le producteur de semence, le stockeur, l'importateur de semence et les fournisseurs d'intrants. En reprenant en main cette filière, nous nous sommes rendu compte que, depuis quelques années, les surfaces qui devaient être cultivées pour la production de la semence étaient laissées à la libre appréciation des opérateurs privés. Ces derniers décidaient à eux seuls de semer ou non les surfaces qu'ils exploitent et de la quantité qu'ils veulent eux-mêmes semer. Aucune autorité en Algérie ne pouvait les obliger à semer ou pas. Cela n'est pas logique et ce n'est pas de l'économie de marché, car l'économie de marché ce sont avant tout des règles à respecter, des engagements à tenir et des objectifs à atteindre. Là nous avons dit stop ! Cela ne peut plus fonctionner comme cela. Il y a plusieurs objectifs à prendre en charge, à savoir ceux de la collectivité locale, ceux de l'Etat et ceux des agriculteurs. Après enquête, nous nous sommes rendu compte qu'il y avait un désordre total dans le secteur, dans la filière, plus précisément dans l'aspect semences. Quelle a été votre action en tant que Chambre nationale d'agriculture ? Nous avons adressé un rapport au ministère de l'Agriculture qui a pris la décision de mettre de l'ordre pour savoir qui fait quoi dans cette filière. Nous avons commencé d'abord par les établissements de production de semences. Il y a une loi dans ce domaine précisément qu'il faudrait tout simplement appliquer. Deuxièmement, nous avons voulu voir de plus près ce qui se fait dans les importations des semences. Ici également, nous avons constaté que les gens, même s'ils disposaient d'un agrément du ministère de l'Agriculture, importaient les quantités qu'ils voulaient et les classes qu'ils voulaient (la semence est répertoriée en classes). Pour rester toujours dépendant des importations, ils nous ramenaient des semences de la dernière génération qui ne nous arrangent pas en tant que pays. Un cahier des charges a été instauré l'année passée pour fixer les règles de l'importation des semences. L'Algérie ne peut-elle pas produire de la semence localement ? Nous n'avons pas de laboratoires spécialisés pour produire de la semence. Pourquoi ? Parce qu'on n'a jamais voulu investir dans ce domaine. Nous avons un laboratoire public à Guelal dans la wilaya de Sétif, mais qui n'a jamais fonctionné. Ce laboratoire remettait en cause plusieurs intérêts. C'est un laboratoire canadien qui peut produire de la pomme de terre à partir de la souche. Pour l'instant, ce centre ne dépend pas du ministère de l'Agriculture mais du ministère de la Participation et de la Promotion des investissements. Personne aujourd'hui ne lui demande des comptes. Cela fait maintenant dix ans que nous appelons les pouvoirs publics à mettre en place ce centre. Vous dites que le ministère a commencé à mettre de l'ordre dans la filière, mais nous n'avons toujours pas remarqué d'impact sur le terrain… Les résultats de cette remise en ordre devront se sentir dès l'année prochaine (2008). Aujourd'hui, par exemple, c'est nous qui décidons de la quantité des semences à importer. Cela se fait en fonction de trois choses : de la production nationale de semence, de sa qualité et des besoins du marché. Nous sommes là pour chercher un équilibre des prix qui puisse satisfaire à la fois le producteur et le consommateur. Tous ceux qui activent entre ces deux parties de la chaîne, les intermédiaires en l'occurrence, nous avons pour mission de les casser. Il y a trop d'intermédiaires dans ce pays qui prennent des marges excessives. Quels sont réellement nos besoins en pomme de terre et quelles sont nos capacités de production ? Nos besoins sont de 1,3 million de tonnes par mois. Nos capacités de production sont deux fois plus importantes, soit plus de 2,5 millions de tonnes par mois. Revenons maintenant à l'histoire des prix. Quelle est selon vous la raison de la flambée ? Quand bien même j'y aurais ma propre explication, il demeure toutefois que la question doit se poser au ministère du Commerce. On s'est rendu compte que beaucoup de gens, en dehors des producteurs et des importateurs de la semence, produisaient de la pomme de terre destinée à la consommation. Ces gens-là, qui disposent également de chambres froides, stockent leur production pendant plusieurs mois sans pour autant que quelqu'un leur demande des comptes. C'est même un problème de santé publique. La pomme de terre est un produit périssable, le fait de la stocker en dehors des délais requis la rend impropre à la consommation. Le goût sucré d'une grande partie de la pomme de terre écoulée ces jours-ci est justement dû à son stockage pendant plusieurs mois dans des chambres froides ou même sous terre. En parlant justement de la chaîne du froid, à combien estimez-vous le nombre de chambres existantes ? Rien que pour les chambres subventionnées par l'Etat, nous comptabilisons un million de mètres cubes. Mais globalement, on dénombre 1,5 million de mètres cubes qui sont en entre les mains du privé. Ce dernier stocke ce qu'il veut, comme il veut et pendant la durée qu'il veut. Personne ne lui demande des comptes. C'est là où réside le problème aujourd'hui. Le chef du gouvernement vient de prendre une bonne décision en donnant instruction d'inspecter tous les stocks de pomme de terre à l'échelle nationale. De grandes quantités de pomme de terre stockées ont été découvertes à Hammadi et à Aïn Defla. La crise de la pomme de terre a démontré finalement que l'Algérie ne disposait pas d'une véritable politique agricole… Aujourd'hui plus que jamais, l'agriculture doit avoir tous les égards. Personnellement, j'interpelle le chef de l'Etat pour l'organisation d'une conférence nationale sur l'agriculture, car la crise que connaît notre agriculture aujourd'hui est un problème qui interpelle tout le monde. Le PNDA n'est-il pas à même d'incarner la politique agricole nationale ? Le PNDA, c'est quelque chose qui a été salutaire pour le pays, mais c'est un plan qui ne dure pas. Il faut une vision globale aujourd'hui. C'est-à-dire... Une stratégie ou une politique agricole implique tous les secteurs d'activités, pas seulement le ministère de l'Agriculture. L'Algérie a-t-elle aujourd'hui les moyens humains et techniques pour faire aboutir une stratégie agricole ? Nous avons tous les moyens pour réussir une politique agricole. Le seul problème qui se pose aujourd'hui, c'est le fait qu'il n'y ait pas de décision politique. Parce qu'au niveau du gouvernement, on se désintéresse de la cause agricole. Je vous le dis en tant que président de la chambre nationale. Je m'offusque aujourd'hui quand je vois les transformateurs de la poudre du lait, qu'on appelle aujourd'hui les producteurs, réclamant de l'argent qui, en principe, devrait aller au soutien de la production nationale. Nous ne réglerons jamais le problème de la consommation du lait dans ce pays en nous appuyant sur les importations. Il y a des capacités dans ce pays qu'il faut mettre à l'épreuve aujourd'hui. Nous avons la capacité de régler le problème de la production du lait dans les quatre ou cinq années à venir. Je vous cite un exemple très concret de l'incohérence qui règne au sein des pouvoirs publics. Le chef gouvernement a donné instruction au ministre de l'Agriculture de faire entrer 50 000 vaches laitières. Jusqu'à aujourd'hui, aucune vache n'a été ramenée. Et pour cause, le PDG de la BADR et ceux des autres banques refusent de soutenir le secteur de l'agriculture. Si l'Etat doit garantir la mise en place des cheptels, alors il n'a qu'à l'assumer. Il y a seulement deux choix pour l'Etat : soit importer l'alimentation pour ce peuple ou la produire localement. L'Etat a aujourd'hui suffisamment d'argent pour mener à terme ses politiques. Pour vous résumer, je dirai que c'est un problème de choix politique. Il y a quand même des fonds importants qui ont été mobilisés dans le cadre du PNDA sans pour autant qu'il y ait des résultats palpables. Le désintéressement dont vous parlez ne réside-t-il pas surtout dans la mauvaise gestion des fonds publics ? Je vous donne un chiffre, c'est à vous d'en tirer les conclusions. Un secteur aussi vital que l'agriculture bénéficie seulement de 3% du budget national. Ce secteur emploie pourtant plus de 25% de la main-d'œuvre active. Il a créé, en 10 ans, 1 million d'emplois et contribue au PIB pour près de 10 milliards de dollars. Pensez-vous réellement que nous avons la volonté de booster le secteur agricole dans ce pays ? Les pouvoirs publics en Algérie ont toujours tendance à régler les crises qui touchent les produits alimentaires par des solutions conjoncturelles. Cette manière de procéder est loin d'être rassurante… A chaque chose malheur est bon. Je pense que l'inflation mondiale sur les produits alimentaires ces dernières années va pousser les pouvoirs publics à réfléchir pour lancer l'appareil de production national et le secteur agricole dans le pays. Ils vont devoir opérer d'autres choix par la force des choses, parce que nous sommes tous des citoyens algériens. Il n'est pas normal que tous ce qu'on gagne en énergie de la main droite, nous le payons en alimentation de la main gauche. Il faut plus de sérieux, de rigueur et d'attention pour le secteur de l'agriculture. Je terminerai par vous dire cela : l'alimentation dans ce pays est une chose sérieuse pour la laisser entre les mains du privé. Il faut que les pouvoirs publics s'impliquent, il faut des cahiers des charges et il faut des conditions draconiennes pour qu'on ne joue pas avec la santé publique. Je ne suis pas contre le privé, mais je le répète encore une fois, il faut mettre de l'ordre rapidement dans le secteur.