Décalage. Est-il possible d'appliquer les normes internationales et poursuivre avec une gestion et un comportement bien de chez nous ? C'est à ce genre de question que se heurtent parfois économistes et chefs d'entreprise. L'un des exemples qui illustre cette incohérence consiste dans la réduction des heures de travail, au moment où la productivité perd chaque année près de 1%. Dire que la faute revient uniquement aux travailleurs serait à la fois inexact et injuste. L'application des standards mondiaux aurait dû, selon les spécialistes, être accompagnée d'une meilleure gestion. Pourtant, en passant de 44 heures de travail hebdomadaire à 40 heures, on pensait bien faire. Dans un récent rapport de l'Organisation internationale du travail (OIT), l'Algérie est plutôt bien notée, faisant partie de la « norme dominante ». Dans le tableau établi par l'OIT, on voit que les Algériens travaillent plus que les Belges et les Tchadiens (de 35 à 39 heures), mais beaucoup moins que les Marocains et les Brésiliens (de 41 à 46 heures) ainsi que les Tunisiens, les Jordaniens et les Libanais (48 heures). Les Kenyans et les Suisses apparaissent comme de véritables stakhanovistes avec plus de 48 heures de travail par semaine. Les experts de l'OIT se félicitent du fait qu'il y ait une large convergence vers une limite de 40 heures de travail hebdomadaire. Dans leur esprit, la réduction du temps de travail encouragerait la consommation et la productivité. L'économiste Abdelhak Lamiri estime, en substance, que cette limite d'heures est faite pour les pays développés, pas pour nous. Il explique : « Si les heures de travail sont très limitées dans certains pays développés, c'est parce qu'ils peuvent se le permettre. La croissance mondiale de la productivité est de l'ordre de 1,3%. Dans certains pays comme les Etats-Unis et la Tunisie, elle dépasse les 2%. Sur cinq années, la production a ainsi augmenté de 8%. Ces pays peuvent ainsi réduire le temps de travail de 4% et leur richesse nationale continuera de croître. Or, en Algérie, la productivité baisse chaque année de 1%. Réduire le nombre d'heures de travail était une erreur ». L'analyse de Mohamed Saib Musette, sociologue et chercheur au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (Cread), abonde dans le même sens. « L'expérience a montré que la réduction de 44 à 40 heures en Algérie n'a donné aucun résultat, ni sur le plan de la consommation ni sur celui de la productivité... ni encore, comme on avait pensé durant les années 1990, à un partage du "temps de travail" pour réduire le taux du chômage par une politique de "partage de l'emploi" existant, sans pour autant créer d'autres emplois », argumente-t-il. Il y a cependant une différence entre la limite « légale » et les heures de travail « réelles ». Même au sein de la Fonction publique, nous explique M. Musette, le temps de travail diffère selon les secteurs et les statuts particuliers. « Nous avons le bel exemple de l'enseignement avec des heures de travail, selon les corps, qui varient de 12 à 27 heure, puis celui de la santé où les médecins ont le droit d'exercer pour une durée déterminée à titre privé, pour beaucoup "sans autorisation" préalable », affirme M. Musette. Et d'enchaîner : « Pour les secteurs économiques, le temps de travail varie selon les activités pour certains, l'activité ne doit pas s'arrêter et trois équipes sont mises au travail, avec un volume de 8 heures qui n'est pas toujours respecté. Dans le secteur privé, l'horaire de travail ne fait pas l'objet de contrôle, l'absence de syndicalisation dans le privé fait qu'il ne peut y avoir de respect du temps légal de travail ». La faute aux employés ? Le PDg de l'entreprise de boissons Rouiba se montre outré par la limite d'heure imposée par les autorités. « La décision de réduire le temps de travail a été prise à la va-vite. On a pensé résorber le chômage en faisant un copier-coller sur ce qui a été fait en France (les 35 heures, ndlr). La France avait cependant atteint un niveau de productivité que nous n'avons pas touché. Résultat : le chômage n'a jamais été résorbé et la productivité a baissé. Il suffit de voir la facture d'importation pour s'en convaincre : nous ne produisons rien », s'insurge-t-il, ajoutant dans un langage de patron : « L'Ugta considère cette réduction de temps de travail comme un acquis social, pour moi c'est un désastre social ». Le patron de l'entreprise Rouiba se plaint même du fait que ses travailleurs profitent des heures de prière pour déserter l'usine. Selon ses calculs, cela lui fait perdre, 1h15 de travail par semaine. Les travailleurs ont-ils donc leur part de culpabilité dans tout ça ? Contacté, le chargé de la communication de l'UGTA, Rachid Aït Ali, a estimé qu'il faut étudier la question « au cas par cas ». « La loi est là, il faut tout faire pour la respecter », se contente-t-il d'affirmer. Le patron de l'entreprise Rouiba estime que « le moral, souvent en berne, des travailleurs est intimement lié à la productivité. » On se bat pour les faire travailler en leur accordant toutes les conditions, mais la qualité de vie (loisirs, divertissements, consommation) ne sont pas au rendez-vous. Certains ont tellement de soucis qu'ils ne veulent pas travailler. Lorsqu'on a le moral à zéro, la productivité baisse, estime M. Athmani. Et d'ajouter : « Le problème est qu'il n'y a même pas de loisirs pour occuper ses heures de repos. Les travailleurs algériens n'ont pas un excès d'épargne pour consommer. Et on ne peut pas faire comme s'ils travaillaient de façon intense ». Le patron des boissons Rouiba estime que l'Etat et les entreprises doivent travailler pour améliorer le cadre social des travailleurs. « Ce n'est qu'à partir de là que les gens pourront profiter de leurs salaires », souligne-t-il. A défaut, plaide-t-il, le nombre d'heures de travail devrait être revu à la hausse (45 heures/semaine, selon M. Athmani). « Si on applique ce système, on aura abordé un tournant. On mettra fin à la farniente », nous dit-il. Le représentant de la Confédération algérienne du patronat (CAP), Boualem Merrakech, n'est pas de cet avis. Pour lui, « l'Algérie a l'une des meilleures législations méditerranéennes, il faut qu'il y ait des droits mais aussi des devoirs ». Mohamed Saib Musette ose une projection dans le futur : « Ira-t-on vers une "annualisation du temps de travail" et le décompte par semaine, par saison, par jour peut-être en fonction des différentes branches, secteurs... ? C'est cette dernière piste qui me semble féconde, car elle laisse plus de liberté aux employeurs et aux travailleurs de gérer le temps en fonction de leurs gains respectifs et réciproques ». Pour Abdelhak Lamiri, les problèmes actuels sont liés aux politiques économiques. « Pour que les choses aillent mieux, il faut mettre en place les mécanismes qui améliorent le management, accélérer la privatisation, mettre à la tête des entreprises des managers qualifiés, laisser les mauvaises entreprises partir en faillite pour qu'elles n'engloutissent pas plus d'argent et rémunérer les gens qui travaillent bien », souligne-t-il. Du côté des travailleurs, tout est question de « salaire ». Un chauffeur d'une entreprise privée le soutient mordicus : « Je travaille en fonction de mon salaire. Si les revenus des Algériens augmentaient, vous les verrez travailler comme des Japonais ».