Mauvaise gestion des ressources humaines L'Algérie recèle des mines de compétences dans tous les secteurs de la vie économique et sociale. Il n'est pas une entreprise, institution, privée ou publique, qui ne possède des hommes et des femmes compétents, imaginatifs, doués et talentueux. Honnêtes, sincères et dévoués aussi au service de la chose publique. Mais marginalisés, ils souffrent aussi bien du manque de reconnaissance de la part de leurs chefs hiérarchiques que des « décideurs politiques ». Compétences éparpillées et désorganisées, ces hommes et femmes se vouent malgré eux à l'étiolement et à la déperdition de leurs énergies et imaginations créatrices. C'est cet immense gâchis de potentialités et de talents qui explique pourquoi notre pays demeure à la traîne du mouvement qui porte bien des nations vers le progrès et le développement. Pourquoi former des hommes et des femmes dont on ne reconnaît pas la qualification ou la valeur compétente ? Ce qui distingue par ailleurs un pays intelligent et tant soit peu soucieux de ses intérêts d'un pays stupide, c'est la capacité d'ingénierie et d'accumulation d'expériences, de savoir et de savoir-faire. Pour ne pas nous comparer aux pays développés, je m'en tiens à l'exemple de nos voisins, marocains et tunisiens, qui ont fait preuve d'avancées appréciables dans le domaine de l'apprentissage, de l'accumulation du savoir et du savoir-faire (know-how) au sens de tour de main, de secret de fabrication, d'esprit de création et de gestion économique. Les touristes algériens qui se rendent dans ces deux pays n'en reviennent pas en effet de constater eux-mêmes la différence qualitative des services, de l'efficacité et de l'accueil chaleureux du personnel hôtelier en comparaison avec la médiocrité des services algériens et la mine revêche ou rébarbative qui vous accueille au seuil de nos établissements touristiques. Ce n'est pas par hasard si l'Algérie est classée, au plan international, de manière fort médiocre en ce qui concerne le développement humain, comme l'éducation, la formation, la santé et la recherche scientifique. En matière de gestion des ressources humaines, d'ingénierie et d'innovation technologique, l'Algérie demeure en effet le parent pauvre en comparaison avec nos voisins. On ne peut pas prétendre à la compétitivité économique internationale si nous ne disposons pas d'un système d'ingénierie efficace et si nos compétences demeurent mal employées ou contrariées dans leurs initiatives créatrices par les interventions autoritaires des pouvoirs publics. Il faut que ces derniers cessent leurs interférences et leurs interventions dans la gestion des entreprises tout en concédant à encourager et à valoriser le travail et l'autonomie des managers. Car, il faut bien comprendre, comme le note John Kenneth Galbraith dans son dernier ouvrage, Les Mensonges de l'économie (5), que « dans l'entreprise moderne, le pouvoir n'est plus entre les mains des investisseurs, des contrôleurs et des régulateurs publics, mais entre celles des administrateurs, des managers. » Il est essentiel de s'en rendre compte. Or, dans le contexte de la globalisation et du « nationalisme économique », il est des activités qu'il faut préserver. Il est essentiel pour le développement économique d'avoir une bonne capacité d'innovation technologique. Si les scientifiques sont quasi unanimes pour estimer qu'il est impossible d'être bon en tout, ils pensent cependant qu'il faut disposer d'une veille technologique dans tous les domaines, car les innovations ne s'inscrivent pas uniquement dans le sillon des innovations antérieures. Autrement dit, il faut rester présent dans des domaines qui paraissent traditionnels, mais dans lesquels apparaîtra, peut-être, dans 5 ou 10 ans, une innovation majeure. Ce raisonnement vaut également dans le domaine industriel. La spécialisation est indispensable grâce aux avantages comparatifs que l'on en tire, mais il ne faut pas abandonner le reste. Or, il y a des secteurs où nous n'avons plus de socle de production national. Nous avons des secteurs économiques dans lesquels nous possédons des avantages comparatifs concurrentiels, mais dont nous ne savons pas en tirer profit. Le sens de la bonne gouvernance Nous songeons en particulier aux secteurs de l'agroalimentaire, de la chimie-pharmacie, aux ISMEE, aux NTIC, aux filières pétrolières et gazières. Ces branches d'activité représentent en effet des atouts formidables à jouer sur la scène internationale pour capter le savoir-faire technologique et managérial. Cette captation peut se faire sur le mode d'association ou de partenariat avec les entreprises internationales qui sont à la pointe du mouvement technologique. Plutôt que de vendre certaines de nos entreprises jugées déficitaires ou incapables de mise à niveau, on ferait mieux de faire venir le partenaire étranger le mieux placé sur le marché international pour l'associer au relèvement et au développement de tel ou tel secteur de l'activité économique. Prenons l'exemple de la SNVI de Rouiba. Son bradage serait en effet une erreur grave. Au contraire, le plus utile serait qu'elle prenne attache avec les constructeurs des véhicules industriels les mieux lotis non pour négocier sa valeur marchande ou son prix de vente, mais de proposer au constructeur qui pourrait être Mercedes, Renault, Volvo, MAN, etc., une forme de partenariat dont les modalités devraient être définies en fonction des intérêts mutuels des deux parties et comporter, côté SNVI, des demandes et des conditions que le partenaire étranger devrait satisfaire : fourniture de technologie requise par les critères de la performance, transfert du savoir-faire par le biais de la formation du personnel, indispensable pour sa mise à niveau et la définition concertée, enfin, de la place que devrait occuper le complexe algérien dans l'échiquier mondial du développement du véhicule industriel. C'est ce type de partenariat négocié sur un pied d'égalité, avec les avantages comparatifs dont nous disposons, qu'il nous faut pour développer nos potentialités technologiques et nous l'imposer en compétiteur sur le marché mondial. L'Algérie a en effet manqué maintes occasions qui auraient pu hâter sa participation en tant qu'acteur actif et non passif dans la mondialisation. Une des premières occasions manquées : Daewoo de la Corée du Sud. Après le démantèlement de ce géant complexe, l'Algérie aurait pu acquérir soit seule sa filiale de véhicules industriels, soit en partenariat avec un groupe international et devenir, de la sorte, un compétiteur international. Il n'en n'a pas été ainsi. Pour mémoire, ce même Daewoo voulait un moment « acquérir la SNVI Rouiba pour y produire 15 000 camions et faire donc de l'Algérie un pôle clé non seulement pour le Maghreb et le monde arabe mais aussi pour l'Afrique et une partie de l'Europe. Au lieu d'attendre, il aurait fallu acheter la société mère et négocier avec elle l'intégration de l'Algérie dans une stratégie industrielle mondiale. Cela est vrai pour les véhicules industriels comme pour tous les autres secteurs. » (6) C'est encore une occasion de manquée. La bonne « gouvernance » de notre économie devrait nous amener à utiliser avec profit et intelligence nos avantages comparatifs plutôt que de les sacrifier sur l'autel de je ne sais quelle politique de privatisation ou de « vente » de nos meilleurs sites industriels à des acteurs étrangers. Une privatisation sera bien plus avantageuse si elle était assortie de conditions avantageuses pour le pays qu'une vente pure et simple de certaines de nos entreprises. La première chose que fera un opérateur étranger qui prend possession d'une entreprise nationale, c'est d'intégrer celle-ci dans sa propre stratégie et selon les intérêts du pays qu'il représente, et non selon les attentes du pays hôte. Dans ce cas, on ne doit pas perdre de vue que la mondialisation, telle qu'elle se pratique, n'efface pas la nationalité d'une entreprise qui poursuit, par delà ses intérêts propres, des objectifs nationaux. Si on ne peut plus dire « ce qui est bon pour General Motors est bon pour l'Amérique », il n'en reste pas moins que General Motors contribue d'une certaine manière à la prospérité de l'Amérique. La mondialisation ne doit pas être prétexte pour nous défausser de certaines de nos entreprises stratégiques au motif, souvent fallacieux, que nous ne sommes pas capables de les gérer. Cette mondialisation ne saurait en aucune manière nous faire oublier qu'une entreprise donnée est enracinée dans des constructions culturelles, historiques et sociales profondes, qui influe sur la manière dont elle va être gérée. C'est pourquoi, on pourrait dire aujourd'hui que la nationalité d'une entreprise, c'est sa gouvernance et ce qu'elle fait de sa responsabilité sociale… Notes de renvoi : 5) Publié aux Editions Grasset, Paris, 2004. Né en 1908, Galbraith, keynésien, partisan d'une économie généreuse, a publié de nombreux ouvrages dont Le Capitalisme américains, 1958 ; L'Etre de l'opulence, 1961 ; Le Nouvel Etat industriel, 1967 et 1989 ; Brève histoire de l'euphorie financière, 1992. Galbraith est le plus célèbre économiste américain. Référence historique des démocrates, il publie donc à 97 ans, un pamphlet subversif contre les dérives de l'économie de marché. 6) D'après Hadj Nasser, El Watan, ibid.