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« Inadaptés aux besoins des entreprises, les diplômes délivrés par nos universités mènent au chômage » Mohammed Ghrib. Ancien ministre et président d'un groupe d'engineering
Interrogé en marge de la 11e université de printemps de l'audit social qui s'est tenue les 30 et 31 mai dernier à l'hôtel Mazafran, Mohammed Ghrib, ministre du Travail dans le gouvernement de Mouloud Hamrouche et actuel président d'une entreprise d'engineering, a bien voulu répondre aux questions relatives à la gestion des ressources humaines, aux difficultés qu'éprouvent les managers à la moderniser, au retard pris par l'audit social à s'imposer dans nos entreprises et à d'autres interrogations liées à la transition à l'économie de marché. Ayant été au cœur des réformes économiques et sociales de 1988 et gestionnaire principal d'entreprises aussi bien publiques que privées, ses propos méritent une lecture attentive, car riches en enseignements. A l'occasion de cette 11e université de printemps de l'audit social, on a débattu de la problématique du renouvellement de la gestion des ressources humaines et de la promotion de l'audit social. Pourquoi a-t-on, précisément, opté pour ces thèmes qui ne sont pourtant pas au centre des préoccupations des entreprises et des pouvoirs publics algériens ? Le renouvellement de la gestion des ressources humaines (GRH) et la promotion de l'audit social intéressent peu de monde autour de nous. Quelques intellectuels s'y intéressent ; c'est certainement à leur vaillante persévérance que nous devons l'organisation de ce colloque, avec le concours d'éminents chercheurs et spécialistes. Dans le domaine des ressources humaines, les préoccupations s'orientent plutôt vers le taux de chômage élevé, les conditions de vie et de travail qui se dégradent, les pertes du pouvoir d'achat, les écarts de revenus qui se creusent, la faiblesse des revenus salariaux, le retour au monopole syndical et la gestion bureaucratique des relations de travail, la fuite des cadres, le gonflement du travail informel et enfin la régression continue de notre système d'éducation et de formation aussi bien sur le plan du contenu que des méthodes et outils pédagogiques. Autant de questions qui ne trouvent aucun début de réponse et qui plongent le pays dans l'incertitude. L'absence de perspectives de redressement du système d'éducation et de formation fait perdre à la GRH son socle principal de régénération et de développement et compromet encore plus la perspective de mise en place de politiques efficaces de GRH, aussi bien au niveau des institutions publiques que des entreprises. Nous sommes aujourd'hui dans une société en pénurie de compétences, dans laquelle le travail informel, la précarité de l'emploi et les bas salaires font bon ménage avec une gestion bureaucratique du marché du travail. Quant à l'audit social, vous avez déduit de vous-même qu'il ne figure pas, ou très peu, dans l'agenda des entreprises et des pouvoirs publics. Bien sûr, il existe des exceptions à ce triste tableau et il n'est pas honnête de ne pas relever que quelques entreprises publiques et privées continuent à se battre avec persévérance, parfois dans l'ombre, pour une modernisation de la gouvernance institutionnelle et celle des entreprises. La modernisation de la gestion des ressources humaines et l'intérêt pour l'audit social, cela n'est donc pas à attendre des pouvoirs publics mais des grandes entreprises... La modernisation de la gestion des ressources humaines et la promotion de l'audit social procèdent d'une démarche participative d'amélioration de la gouvernance de l'entreprise et des institutions publiques. Il reste beaucoup à faire avant que les pouvoirs publics ne s'inscrivent dans une telle démarche, en tolérant des évaluations participatives de politiques publiques et de politiques d'entreprises, que ce soit dans le domaine des ressources humaines ou dans d'autres domaines. Les Canadiens ont réussi ce pari, il y a plusieurs décennies, et ils en tirent aujourd'hui les meilleurs dividendes en se classant en tête des pays en développement humain. Dans notre pays, les pouvoirs publics ont tourné le dos aux réformes et n'acceptent pas encore ni la séparation des pouvoirs ni la coexistence de pouvoirs et de contre-pouvoirs. Ils se mobilisent peu autour du développement de la concertation et de la négociation sociales et sont absorbés par la gestion de la rente et la neutralisation des mouvements de la société. Pour cette raison, il est certain que s'il y a aujourd'hui quelque espoir de progrès dans la modernisation de la gestion des ressources humaines, il ne pourra provenir que de quelques rares entreprises publiques et privées qui se battent et auxquelles j'ai fait référence tout à l'heure. Pour bien gérer les ressources humaines et pratiquer un audit social de qualité dans une entreprise, il aurait fallu que nos universités forment des cadres de qualité, ce qui n'est malheureusement pas le cas. Comment, selon vous, contourner cet obstacle majeur ? C'est effectivement un handicap supplémentaire majeur que j'ai déjà évoqué. Il faut souligner toutefois que même si ce handicap n'existait pas, devenir un gestionnaire ou un manager implique l'engagement dans un processus complexe à travers lequel on se construit dans une réalité d'entreprise nécessairement plus riche que les théories et les connaissances qui nous sont enseignées à l'université. Ce processus est plus difficile et plus long à dérouler lorsque la formation à l'université est éloignée des besoins et préoccupations de l'entreprise. La modernisation de notre système d'éducation et de formation devrait constituer la priorité des priorités ; les ressources du pays doivent être allouées de toute urgence à un tel plan parce que celui-ci constitue le socle d'un développement durable dans la cohésion sociale. Dans cette perspective, les mises à niveau des promotions sortantes de l'université, à travers des programmes d'amélioration de l'employabilité des jeunes diplômés en vue de leur intégration dans le monde du travail, pourraient mériter d'être priorisées parce qu'elles ont l'avantage de l'économie et de l'efficacité sociale immédiate et qu'elles peuvent accroître les ressources indispensables à la mise en œuvre du plan lui-même. Au cours de votre intervention, vous avez même évoqué la nécessité de consacrer aux jeunes diplômés une période de recyclage de 6 mois au minimum pour leur permettre d'intégrer efficacement le monde économique... Les diplômes délivrés par nos universités mènent droit au chômage parce qu'il existe un gap excessif entre les demandes et exigences du monde du travail et les savoirs acquis à l'université. Ce gap ne concerne pas seulement les corpus techniques classiques ; il est encore plus flagrant au niveau de la communication, de la culture générale et du savoir-faire technique et social. Il est indispensable que ce déficit soit résorbé en toute urgence et il peut l'être en combinant les ressources du système national d'éducation et de formation, de l'entreprise, d'un réseau associatif coopérant avec les entreprises et les pouvoirs publics et enfin l'appui aux individus eux-mêmes. Il est clair que sans la mise en place de systèmes de rattrapage minimaux à la sortie de l'université, une grande partie des diplômés sera exclue de toute intégration dans le monde du travail et que cette exclusion conduira à l'altération de toutes les accumulations et investissements sociaux antérieurs. L'expérience réalisée dans une association dont je suis membre a montré qu'il était possible, avec très peu de ressources, d'améliorer l'employabilité de jeunes diplômés de l'université en situation de chômage au travers de cycles de formation de courte durée. Un stage de 6 mois dédié à l'amélioration de leur capacité de communication, de leur culture générale et de leur savoir-faire technique et social a permis d'en intégrer un nombre élevé dans les entreprises et avec des taux de réussite élevés (90% des stagiaires placés à 3 mois de fin de stage). Dans un pays où les entreprises publiques ne sont pas réellement soumises à l'obligation de résultats et le secteur privé en grande majorité constitué de toutes petites entreprises familiales, pensez-vous qu'il est vraiment possible de moderniser la gestion des ressources humaines et, encore moins, promouvoir l'audit social ? Les entreprises publiques sont toujours sous le régime de l'injonction administrative et il pèse sur elles une menace de privatisation et un climat de suspicion qui interdisent toute gestion réelle des ressources humaines et des compétences. Les entreprises privées algériennes sont plongées dans un environnement bureaucratique où se combinent à la fois le formel et l'informel, le monopole et le marché, la compétence et l'incompétence. La majorité d'entre elles sont de petites entreprises gérées par leur propriétaire et les plus grandes sont dans une recherche de légitimation économique et sociale et de frotti-frotta avec les pouvoirs publics. Enfin, une bureaucratie puissante et paralysante empêche l'avènement de l'Etat de droit, du marché et de la régulation institutionnelle ; elle gère en toute-puissance les marchés publics, organise le partage des rentes monopolistiques, commerciales et foncières et fait obstacle à l'émergence de la compétition et de la responsabilité sociale des entreprises. Dans ces conditions, il est difficile de parler de modernisation de la gestion des ressources humaines et encore moins d'audit social dans l'entreprise publique ou privée algérienne. Pour beaucoup d'entre elles, il est plus question de gestion de la survie ou du statu quo, en prenant moins de risques et en s'exposant moins aux tracasseries et colères de la bureaucratie. A n'en pas douter, le climat des affaires s'est détérioré et a relégué au second plan la modernisation des méthodes de gestion de l'entreprise. On pourrait sans doute ajouter la transition à l'économie de marché qui s'est arrêtée au milieu du gué sans qu'on ait réussi à mettre en place tous les outils nécessaires à une bonne gouvernance des ressources humaines... L'Algérie n'est toujours pas en économie de marché et l'absence de régulation institutionnelle autre que bureaucratique a figé l'économie dans une sorte de négociation permanente des rentes monopolistiques, commerciales et foncières. Les anciens monopoles ont été en partie transférés à des sortes de comptoirs locaux qui en réclament le maintien sans contrepartie pour la population. Cette situation nourrit le mécontentement des entreprises qui sont exclues de la rente et attise les sentiments de frustration sociale. Tout ceci ne favorise pas une mobilisation sociale indispensable à la reprise de l'économique et de la responsabilité sociale. Il est difficile, dans ces conditions, de parler de gouvernance.