L'auteur d'Amour loup et d'Ô Maria a su très vite trouver sa place dans la littérature. Inclassable, Anouar Benmalek est un écrivain majeur. Pas seulement en Algérie. Sa plus grande frustration : être peu lu dans son pays d'origine, à cause de la politique désastreuse du livre. Que fait Anouar Benmalek pendant l'été ? Cette année universitaire 2006/2007 a été particulièrement rude pour moi : elle a débuté par la publication de deux livres (Ô Maria chez Fayard à Paris et un livre d'entretiens Vivre pour écrire chez Sédia à Alger). Elle s'est terminée par une polémique épuisante (épineuse bien évidemment, comme cela est usuel dans notre aire culturelle, et donc nécessairement stérile) autour de mon roman sur les Morisques. Vers février, pour ajouter au stress, j'ai commencé un nouveau roman dont, comme d'habitude, je ne connais jusqu'à présent ni l'intrigue générale ni encore moins la fin. Je devine à peu près que ce nouveau livre concernera mon obsession de toujours : l'Algérie au présent et au passé. Mais je sais également, comme l'expérience me l'a déjà montré, que je peux découvrir en cours d'écriture que je me suis fourvoyé de sujet et que tout le travail de préparation et d'écriture est, sinon à jeter, du moins à reprendre sous un nouvel angle… S'y sont ajoutées d'autres tâches littéraires comme la mise au point et l'écriture de nouveaux textes pour une réédition des Chroniques de l'Algérie amère (publiées précédemment chez Pauvert) à paraître vers la fin de cette année aux éditions APIC en Algérie. Dans cet inventaire des obligations qui embouteillent mes journées, je n'oublierai certes pas mon travail universitaire, accaparant comme tous les métiers qu'on a décidé de faire avec honnêteté et, si possible, avec passion. Le reste – certainement le plus important – relève de la vie familiale, avec ses hauts et ses bas, ses exigences perpétuelles et ses irremplaçables moments de bonheur. Tout cela pour dire que j'attends les vacances avec la même impatience que lorsque j'étais enfant. Je n'ai plus cependant la même possibilité qu'auparavant de balancer par la fenêtre mes cahiers ! Les soucis et les exigences de la vie moderne vous poursuivent où que vous alliez grâce à ces maudits (et merveilleux) instruments d'auto-esclavage que sont le téléphone portable et Internet… Où partez-vous en vacances ? Il se passe peu d'années sans que je ne me rende en Algérie. C'est le pays de mon enfance, de mon premier travail, des premiers amis, des premières amours également. Ma mère – si précieuse mère – et mes frères y vivent. J'aime donc profondément et indissolublement ce pays, même s'il me met souvent en colère, tant il est mal géré, malgré sa richesse insolente et les atouts considérables que la nature lui a accordés sans compter. Cette année, cependant, je suis allé en famille à Majorque : lire, nager, lézarder au soleil et faire du sport avec mes enfants, voilà ce qu'a été à peu près mon programme de ces courtes, trop courtes vacances dans les îles espagnoles. Je dois avouer que j'ai un faible pour l'Espagne ; je me rappellerai toujours l'émotion ressentie lors de mon premier voyage en Andalousie quand je me suis aperçu que je comprenais probablement mieux que beaucoup de gens du cru l'origine de certains noms de lieux de Cordoue, de Séville ou de Grenade. Le catholicisme chatouilleux de pas mal d'Espagnols serait étonné de découvrir que « Ollé ! Ollé ! », la célébrissime expression d'encouragement employée par le public dans les corridas, vient tout simplement de « Allah ! Allah ! », cri d'admiration encore poussé de nos jours par les auditeurs arabes, en Egypte en particulier, lors d'un moment musical particulièrement réussi (le fameux tarab d'Oum Kelsoum, par exemple) ! La Reconquista n'a pas effacé, et de loin, toutes les traces de la présence musulmane dans la péninsule ibérique. J'éprouve toujours, quand je me promène dans les merveilleuses casbahs andalouses, une sensation d'absolu gâchis historique : je me prends à imaginer ce qu'aurait pu être la Méditerranée – notre fameuse Mer blanche moyenne – si, de part et d'autre, la soif de « pureté » (raciale, religieuse et idéologique) n'avait pas été aussi terriblement et efficacement à l'œuvre… Quelle est votre méthode pour écrire un livre, comment naît l'idée ? Il n'y a pas de méthode pour commencer un livre. Ah, si j'en possédais une… ! Les idées de livres ne manquent pas, au contraire de ce que l'on croit. C'est la décision de « transformer » une idée plutôt qu'une autre en roman qui est la plus hasardeuse. Que veut-on réellement lorsqu'on décide d'écrire un roman ? Transmettre une opinion, un point de vue sur l'existence, avoir une « influence » sur la réalité ? On sait bien que tout cela est mieux atteint, en tout cas à court terme, par un texte de non fiction, une thèse, un article de journal ou un pamphlet par exemple. Alors, le romancier, sans savoir vraiment ce qu'il veut au fond de lui-même, croise les doigts, puis se jette avec angoisse et sans bouée de sauvetage dans la marmite à inventer les personnages en priant pour que son plongeon ne se conclut pas par le piteux naufrage de son projet littéraire. Plutôt clavier ou stylo ? J'ai naturellement commencé par écrire au stylo, ce qui implique d'avoir toujours avec soi une gomme pour effacer (fréquemment…) ce qui vous déplaît, un ruban adhésif et des ciseaux pour ajouter après coup sur un bout de feuille une phrase qui bourgeonne en paragraphe, puis en chapitre tout entier ! Vous imaginez l'état final des manuscrits transformés parfois en de peu présentables accordéons de papier ! Maintenant, même si le romantisme de l'image de l'écrivain en prend un coup, j'ai définitivement opté pour le confort de l'écriture électronique. Il m'arrive cependant, quand je bloque longtemps sur un passage particulier, de me rendre dans un café et, armé d'un crayon et d'un bloc-notes, de ne m'obliger à quitter l'établissement qu'après avoir rempli de gré ou de force une page ou deux de texte, quitte à les trouver exécrables après coup… Je me souviens de vous en Algérie comme un homme qui se battait contre la torture et non comme écrivain. Il a fallu que vous soyez publié à Paris pour qu'enfin on voit en vous un « grand » écrivain. Paris est-il un passage obligé pour être reconnu ? C'est assez classique comme situation dans notre pays ! Notre société a un slogan caché pour juger ses écrivains et ses gens de l'art en général : « Ils sont nés chez nous, donc on ne peut pas leur faire confiance ! » On finit par s'habituer – mal quand même – à cette bizarre situation d'autodénigrement perpétuel qui est le propre des sociétés qui ne s'aiment pas. Reste que le passage par Paris a été pour moi très formateur ; j'y ai appris la rigueur et un certain professionnalisme : être écrivain ne consiste pas seulement à travailler durement et longuement un texte, mais aussi à le défendre de vive voix auprès de lecteurs éventuels lors des nombreux salons et rencontres qui rythment ici la vie littéraire. Quant à mon engagement contre la torture en Algérie, il reste bien sûr d'actualité, même s'il a pris d'autres formes que le militantisme de terrain (qui m'a tellement appris par ailleurs). Mes livres, tous, dénoncent violemment l'atteinte à la dignité de l'être humain. J'ai lu des critiques assez cocasses sur vous dans la presse. Un hebdomadaire français voit en vous un Faulkner méditerranéen, un quotidien algérien à grand tirage demande à ses lecteurs de ne pas vous lire et d'autres vous comparent à Amin Malouf à cause de votre livre Ô Maria ; la presse américaine a parlé de Camus et Dib de Conrad. Cela vous inspire quoi comme commentaires ? Comparaison n'est pas raison : je me contente d'en sourire quand cela m'est favorable et d'en grimacer dans le cas contraire ! J'essaie, vous le voyez, d'avoir comme tout un chacun une mémoire sélective et de ne retenir que les critiques favorables. Dans quelles conditions s'est effectuée votre installation ici en France ? De manière assez classique : une invitation par une institution de recherche pendant une année sabbatique, qui s'est conclue, après concours, par un recrutement par une université. Vous êtes aujourd'hui professeur à l'Université de Rennes, écrivain reconnu. Quel est votre rapport avec votre pays d'accueil ? La morale la plus élémentaire commande d'être reconnaissant envers les gens et les institutions qui vous ont accueilli pendant les moments difficiles. Je suis évidemment partisan de cette morale. Par ailleurs, l'Algérie est tellement présente en France que, parfois, je me demande sérieusement si je n'en ai pas plus appris sur l'Algérie en venant en France qu'en demeurant dans mon pays d'origine ! J'imagine que vous devez cultiver un rapport assez complexe avec le lectorat algérien. Avez-vous des retours, des réactions de la part de vos lecteurs ? Là, vous venez de gratter la blessure secrète de beaucoup d'écrivains algériens. Il n'y a quasiment pas de rencontres avec le lectorat algérien, les livres qui lui sont proposés sont souvent hors de prix, les bibliothèques de prêt à peu près inexistantes. Pourtant, l'Algérie est riche, même si c'est d'une richesse qui procède peu du travail de ses concitoyens et beaucoup des aléas de la politique internationale et des soubresauts des conflits du Moyen-Orient ! Elle pourrait – elle devrait !– affecter plus de ressources au soutien des prix des œuvres de l'esprit. C'est pour cela que l'existence de maisons d'éditions algériennes telles que Sédia ou APIC, encore trop peu nombreuses malheureusement, qui œuvrent à proposer aux Algériens des ouvrages de qualité à des prix abordables est si importante. Décidons donc, et malgré tout, d'opter pour l'optimisme, même si celui-ci doit rester très mesuré…