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L'enfant de constantine, fils du 1er novembre
Avoir 12 ans en 1954 !
Publié dans El Watan le 07 - 11 - 2004

Nous sommes le 1er novembre 1954. A Constantine. C'est dans cette ville que je suis né, 12 ans auparavant, très précisément le 19 mars 1942 : j'aurai donc 20 ans le 19 mars 1962, qui marquera la fin de la guerre d'Algérie !.. Je suis le fils d'un dessinateur technique et d'une infirmière, le fils d'un couple d'immigrés européens en Algérie.
Un jeune pied-noir banal, dans une ville qui ne l'est pas. C'est en effet la seule grande ville de l'Algérie coloniale où les Européens sont minoritaires, avec une forte majorité d'Algériens musulmans et l'une des populations juives les plus importantes du pays. Dans les quartiers de Constantine, même s'il y a des « dominantes », le mélange des populations est donc inévitable et la diversité la norme. Il en va de même à l'école : depuis la maternelle, mes copains sont indistinctement musulmans, juifs ou chrétiens. Et cette diversité même va déterminer ma vie. En octobre 1954, il y a donc un mois à peine, je suis entré en classe de 5e (2e année du secondaire) au lycée d'Aumale, « le » lycée classique de garçons de Constantine, qui prendra, au lendemain de l'Indépendance, le nom d'un ancien élève mort au maquis : Réda Houhou. Je me souviens, bien sûr, malgré mon jeune âge, de l'émotion collective suscitée par la série d'attentats qui vient de frapper le pays et qui va marquer - mais qui le sait ce jour là ? - le début d'une guerre de presque huit ans qui aboutira à l'indépendance. Je me souviens aussi, en écrivant ces lignes, d'une précédente impression de malaise collectif du même type parmi les Français d'Algérie. C'était quelques mois auparavant, lorsque le monde apprit la victoire remportée par le Viet-Minh sur l'armée française à Diên-Biên-Phu. J'ai le souvenir très précis du sermon pathétique du curé, à la messe du dimanche suivant, dans une véritable atmosphère de deuil national ! Les historiens, bien plus tard, nous diront clairement combien Diên-Biên-Phu a pu redonner espoir à tous les peuples colonisés et combien elle a pu peser sur la détermination de la poignée de nationalistes algériens qui décidèrent de passer à l'action le 1er Novembre !
L'innocence au lycée d'aumale
Le petit Constantinois du lycée d'Aumale, avec son insouciance de gamin de 12 ans, est loin d'imaginer qu'il va grandir dans la guerre jusqu'à ses 20 ans. Il est loin d'imaginer la maturation politique accélérée que cela va lui apporter. Il est loin d'imaginer que sa vie comme celle de ses compatriotes, Algériens ou Européens de la même génération, va être aussi profondément marquée par le conflit qui vient d'éclater ! La guerre ? Il va falloir s'y habituer. Et comme on s'y habitue vite ! Il y a bien sûr celle qui fait la une des journaux ou les titres de la radio. Chez moi, on ne « bénéficie » en fait que de deux sources d'information : le quotidien régional « La Dépêche de Constantine et de l'Est algérien » propriété d'un potentat local peu enclin à remettre en cause l'ordre établi, et puis Radio Alger, qui deviendra France 5 après le 13 mai 1958. Cette radio, c'est la voix du gouvernement général d'Algérie, la voix du gouvernement français, avec la vision manichéenne que l'on imagine : la France et son œuvre civilisatrice face à quelques hors-la-loi barbares manipulés par Moscou et Le Caire ! A Paris, pourtant, deux hommes ont une vision des choses plus nuancée, c'est le président du Conseil, Pierre Mendès France et son ministre de l'Intérieur François Mitterrand. J'aurai l'occasion de les rencontrer, bien plus tard en 1969, et de parler très longuement avec eux de 1954 : je termine alors un diplôme de 2e cycle en science politique à l'université de Grenoble et il porte sur « Pierre Mendés France et l'Algérie » . On a tellement reproché à ces deux hommes d'avoir, dès les premiers attentats, enclenché la répression brutale de l'armée française ! On leur a tellement reproché d'avoir déclaré que « l'Algérie, c'est la France ! » Lorsque je les écoute me parler de cet automne 1954, lorsque je consulte les archives, lorsque je lis leurs interventions de l'époque, je me dis que tout cela est vrai et qu'ils ont donc fait preuve du même aveuglement que toute la classe politique et médiatique françaises. Mais je lis aussi le diagnostic qu'ils font de la situation en Algérie : l'indignité dans laquelle vivent la majorité des Algériens, les réformes qu'ils proposent pour y mettre un terme, je lis les déclarations haineuses que cela leur vaudra sur les bancs du Parlement. Je lis leur condamnation très nette du système colonial en Afrique noire et au Maghreb, je sais ce qu'a fait Mendès France pour en sortir en Indochine et en Tunisie. Et j'entends le même Mendès me dire avec force, dans son appartement grenoblois (il sera député de la ville en 1967-68) : « Je me suis fait injurier par vos compatriotes lorsque j'ai déclaré que « l'Algérie, c'était la France ! » Non pas à l'énoncé de cette phrase, mais dès que je l'ai explicitée ! Car l'Algérie n'était pas la France en 1954 ! Elle ne l'était que pour les Européens, c'est à dire 10 % de la population. Proposer comme je l'ai fait de donner effectivement la pleine citoyenneté à tous les Algériens, oui c'était proprement révolutionnaire, cela changeait tout ! Et c'est pourquoi tous ceux qui étaient pour l'ordre colonial, en France et en Algérie, ont fini par me chasser du pouvoir ». Trois mois après le 1er Novembre, c'est effectivement en février 1955 que le gouvernement de Pierre Mendés France sera accusé de « brader l'Algérie » et renversé dans une atmosphère de haine qu'on a peine à imaginer. La classe politique française dans sa totalité (gaullistes et communistes compris, en votant « les pouvoirs spéciaux ») va alors engager le pays dans une guerre totale contre les insurgés, une guerre qui va connaître chaque année, de part et d'autre, une violence croissante, une guerre qui va abattre la IVe République en 1958 et ramener au pouvoir le général de Gaulle, une guerre qui durera encore quatre ans, toujours plus dure, toujours plus implacable, toujours plus meurtrière pour les populations civiles. Oui, la guerre, ce sont bien sûr ces épisodes « historiques » que chacun peut connaître aujourd'hui, à travers les livres, les documentaires, les films qui percent enfin la muraille de décennies de silence ou de manipulation, en France comme en Algérie. Mais la guerre, c'est aussi la vie quotidienne. Ce sont les attentats à la grenade dans les lieux publics, au moment où on sort du lycée, au moment où on part en « surboom » avec les copains, au moment où l'on va au cinéma. Et c'est incompréhensible, c'est révoltant : comment peut-on décider de tuer ainsi, aveuglément, des civils innocents ? Mais la guerre, c'est aussi les rafles : on y échappe puisque on est Européen, mais on les a sous les yeux, avec leur cortège sinistre de mépris, de violence et de mort. C'est aussi les voisins ou les amis algériens du lycée qui vous racontent - avec quelle prudence ! - ce qui se passe dans le bled : ces mechtas qui brûlent, ces populations déplacées . C'est aussi, de plus en plus souvent, ces camarades algériens qui disparaissent un jour et dont on finit par apprendre qu'ils ont pris le maquis à 17, 18 ans ! C'est cette découverte - toujours par petites touches - que des Européens, que des juifs, dont on fustige bien sûr la « trahison », seraient du côté des « fellaghas » ! Alors, malgré la folie quotidienne dans laquelle est plongé le pays, malgré les simplifications manichéennes auxquelles elle conduit souvent, des interrogations vrillent de plus en plus fortement la conscience de l'adolescent. Certes, beaucoup d'éléments y contribuent : c'est au premier chef, on l'a dit , la société plurielle de Constantine qui interdit les perceptions univoques. C'est aussi l'éducation par des parents qui ne transigent pas sur les valeurs chrétiennes et républicaines de justice et de fraternité. C'est la formation à l'esprit critique par des instituteurs puis des professeurs qui font d'autant plus honneur à leur mission qu'elle s'exerce dans un contexte si difficile.
L'injustice fait à l'égard des algériens est insupportable
Mais plus la lucidité va gagner, plus elle sera dure à vivre. Car, il y a d'une part des évidences de plus en plus fortes : le peu de place fait aux Algériens dans leur propre pays est insupportable, l'injustice est la règle dominante du système colonial et l'aveuglement des dirigeants français depuis 1830 est permanent, si l'on excepte les velléités, si vite enterrées, de Napoléon III à la fin du 19e siècle ou du Front populaire en 1936. Le combat des nationalistes algériens contre ce système est donc juste, à la base. Deux questions compliquent pourtant cette perception première : c'est d'abord celle de la violence. Car il est aisé pour l'observateur extérieur - ou ultérieur - d'expliquer qu'aucune autre voie n'est restée ouverte pour arracher le changement. Mais il est tellement plus difficile de l'admettre quand on voit ou qu'on apprend tous les jours les mutilations, les assassinats qui frappent des compatriotes innocents. La sauvagerie est hélas bien partagée entre les deux camps, elle n'en reste pas moins détestable et salit les plus justes causes. Deuxième question qui brouille l'analyse : va-t-on devoir mettre fin à une injustice en créant une autre injustice ? Autrement dit : l'aspiration tellement légitime de mes compatriotes algériens à la dignité et à la maîtrise de leur destin va-t-elle se faire en sacrifiant mes compatriotes pieds-noirs ou juifs ? Je ne peux l'imaginer bien sûr un seul instant. Car pour admettre d'être châtié, encore faut-il se sentir coupable ! Sommes-nous donc, collectivement, responsables de ce système inique qui a mis l'Algérie à genoux ? Les Juifs en sont-ils responsables, dont la présence en Algérie est consubstantielle au pays ou qui y ont trouvé refuge après avoir été chassés d'Andalousie, comme les musulmans, par les rois très catholiques ? Quant aux Européens, leur présence est certes la conséquence directe de l'occupation française. Mais dois-je porter sur mes épaules ce péché originel ? Mon père construit, ma mère soigne, je vais moi-même enseigner dans les quartiers les plus déshérités de ma ville natale de 1960 à 1966. De quoi suis-je coupable ? Quel forfait dois-je payer ? Il y a chez les pieds-noirs, comme partout, de francs salauds et des gens détestables mais il y a aussi des gens formidables et il y a surtout une masse de braves gens qui ne demandent qu'à vivre en paix là où ils sont nés. C'est en pensant à tout cela, c'est en lisant, en écoutant, en interrogeant sans cesse autour de moi que je finis par me dire, malgré la spirale infernale où s'enfonce chaque jour le pays : « On va bien arriver à additionner les gens formidables et les braves gens qui existent chez les Algériens, chez les juifs et chez les Européens. Et avec eux on va bien arriver à sortir ensemble de la guerre, à mettre fin au système colonial et à bâtir une Algérie nouvelle au bénéfice de tous ses enfants ! » Quel beau rêve ! Mais ce rêve était le seul contre-poison efficace à la désespérance devant tant de malheurs traversés ou annoncés. Alors oui, l'indépendance est arrivée, dans les pires conditions : la folie meurtrière de l'OAS, l'arrachement brutal de plus d'un million de fils de l'Algérie à leur terre natale, la guerre civile de l'été 1962, la construction chaotique du nouvel Etat. Et c'est à ce prix, à ce prix terrible, que le système colonial fut enfin mis à bas. N'était-ce pas là ce qui comptait avant tout ? J'ai quitté l'Algérie en 1966 pour commencer en France, à 24 ans, mes études universitaires. Mon père est mort en 1969. Ma mère restera à Constantine jusqu'en 1979, soignant encore des malades à la veille de son départ : c'était la « toubiba » du quartier et quand j'y retourne, je reste pour tout le monde « Ould Madame Morin » !... Et je suis fondamentalement, moi aussi, un fils du 1er Novembre ! Car tous les combats de ma vie d'adulte, pour la justice, pour la fraternité, pour le rapprochement des peuples, particulièrement entre ces deux peuples de France et d'Algérie, tout cela a commencé à germer un 1er novembre 1954, dans la tête et dans le cœur d'un petit Constantinois.
Par Georges Morin


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