Depuis plus de 20 ans, cet auteur né à Alger raconte par le dessin la colonisation de l'Algérie et la guerre de Libération nationale. Déjà neuf albums parus avec un succès marquant. Il nous parle ici de son amitié avec Rachid Mimouni et Momo ainsi que de ses carnets de voyage, dont le sixième s'intitule Retours à Alger. Vous venez de publier Retours à Alger, votre sixième carnet de voyage. Et vous voilà à Alger pour un autre retour… En fait, je suis venu pour une émission qui sera diffusée simultanément sur FR3 Méditerranée et Canal Algérie le 16 décembre. C'est une nouvelle émission qui s'appelle « Méditerranée au cœur » et que j'ai le privilège d'inaugurer en tant qu'invité fil rouge. Un passage en coup de vent qui m'a permis de faire un saut à La Casbah et de rencontrer mes amis algériens. C'est peut-être la septième fois que je viens à Alger en comptant ma naissance en 1955 à Belcourt. Mon premier retour remonte à 1993 pour mon livre avec Rachid Mimouni sur La Casbah, La Colline visitée. On avait initié le projet en 1992, lui pour les textes et moi pour les aquarelles. On devait faire ensemble le périple dans la vieille ville. Mais comme la situation s'était aggravée, Rachid ne pouvait plus m'accompagner pour me montrer les lieux. J'ai dû me débrouiller et c'est comme ça que j'ai rencontré Momo, cette figure emblématique de La Casbah. La Colline visitée est sorti en 1993 et en raison de tout ce qui s'est passé en Algérie, il est passé un peu inaperçu. Je voulais lui donner une seconde vie. J'ai donc décidé de l'intégrer dans Retours à Alger que j'ai conçu à partir de plusieurs séjours entre 2003 et 2006. Cela m'a permis de recadrer ma vision d'Alger et de prendre en compte tout ce qui s'était passé durant les années 1990, le terrorisme, etc. En reprenant le travail avec Rachid Mimouni, c'est pour moi une façon de lui rendre hommage près de 10 ans après son décès. Et en intégrant cela dans des textes et des dessins récents, cela m'a permis de raconter ma rencontre avec lui et mes retrouvailles avec Alger. Ce carnet de voyage est le sixième que vous publiez en y mêlant de superbes aquarelles et des notes. Le Liban, la Syrie, Istanbul… toujours autour de la Méditerranée. Oui, c'est bien cela le lien et on le retrouve aussi dans mes bandes dessinées. Cette saga que j'ai consacrée à l'histoire commune entre la France et l'Algérie car ce qui nous lie, c'est bien cet espace commun méditerranéen. Donc une passion générale pour la Méditerranée et une passion particulière pour l'Algérie. Qu'est-ce qui, au fond, motive cette dernière chez vous ? Je ne sais pas. Il faudrait que je m'allonge sur le divan d'un psychanalyste. J'ai une explication à tout ça, qui vaut ce qu'elle vaut. Je suis né en pleine guerre de libération. Je portais en moi-même le produit de cette histoire, de ce ratage douloureux entre la France et l'Algérie et j'avais en moi le besoin d'une sorte de mise à l'épreuve. Je crois que c'est cela qui m'a porté au début vers les pays arabes. Je recherchais sans doute l'Algérie à travers eux. J'avais un besoin d'élucider ma propre histoire. Est-ce la raison pour laquelle vous avez attendu si longtemps avant d'aborder l'Algérie ? Effectivement, je ne me sentais pas au début prêt à le faire, même s'il y avait eu ce premier travail avec Rachid Mimouni. Une autre raison est que j'avais besoin d'apprivoiser un peu l'écriture. Quand j'ai fait le premier carnet sur la Syrie, c'était la première fois que j'écrivais en dehors des bulles de la bande dessinée. Brusquement, je devenais « écrivain », avec des guillemets. Je pouvais enfin mettre des textes sur mes images. Au fur et à mesure, je me suis enhardi à écrire. Dans les carnets sur Sarajevo et le Liban, le texte a plus de place même si, bien sûr, le dessin reste central. De plus, à l'exception de l'Irak où je n'ai pas pu retourner, j'ai besoin de faire plusieurs voyages dans une ville où un pays avant de passer à la réalisation. J'aime approfondir les choses, mieux comprendre, retourner à des moments différents de l'année. C'est cela aussi qui a fait que je n'ai pas commencé par le carnet de voyage sur l'Algérie. Mais dans la bande dessinée, vous n'avez pas attendu. Vous en êtes au neuvième album de cette série sur l'Algérie depuis 1830… Oui, parce qu'à la différence des carnets de voyage qui sont en quelque sorte des reportages vivants, la bande dessinée historique se travaille à partir des archives, des lectures… Mes cinq premiers albums explorent la période coloniale à partir de 1836, avec ce peintre qui va vivre une aventure à la première personne. Pour moi, c'est un gros sujet que cette période et il y a bientôt 20 ans que je l'ai commencé. Je ne me sentais pas prêt à aborder la guerre d'Algérie. Il me semblait nécessaire de remonter le temps pour expliquer les choses. Comment était-on arrivé au 1er Novembre 1954 ? Et c'est à partir de cette date que commencent les quatre albums suivants. Je ne sais pas encore combien j'en ferai, mais je pense que je suis parti pour cinq sur la guerre de libération, ce qui fera au total une série de dix albums. A mesure que vous vous rapprochez de la fin, cela doit être plus difficile du point de vue de la délicatesse des sujets, de la présence de témoins encore vivants… On a peut-être plus d'aisance à traiter des périodes éloignées. Oui, mais maintenant que j'ai pu traiter le 1er Novembre, je pense que je suis dans une certaine continuité. La première période, de 1836 à 1954, est très longue. J'étais obligé de changer de personnage d'un album à l'autre ou alors de les faire évoluer sur plusieurs générations. Là, avec la période de la guerre, la période est ramassée et il est plus aisé de composer les personnages qui appartiennent à des communautés ou des camps différents. Comment avez-vous pris ce qu'on peut qualifier d'épisode de la « colonisation positive » ? Comme une véritable connerie. Il faut toujours bien séparer le travail des historiens, dont c'est le métier d'utiliser les matériaux de l'histoire, et celui du législateur qui n'a pas, dans une démocratie digne de ce nom, à s'immiscer dans la définition de l'histoire. Donc au départ déjà, le jeu était faussé. On ne peut pas tirer un bilan d'une manière aussi lapidaire. Les historiens ont le rôle de mettre en perspective. Il faut les laisser écrire l'histoire et il faut laisser l'histoire dire les choses par elles-mêmes. Il y a une évidence des faits quand ils sont prouvés. Et dans ce cas, comment ne pas voir à l'évidence que l'expérience coloniale est loin d'avoir été positive pour tout le monde. Cette loi était de ce point de vue une manière de nier la réalité coloniale par rapport aux habitants de ce pays qui y vivaient avant 1830. Avez-vous eu l'occasion de connaître la bande dessinée algérienne ? La BD algérienne, je crois, a eu une embellie dans les années 1970 avant de perdre du terrain. La plupart des collègues algériens que je connais sont surtout des dessinateurs de presse et plutôt de ma génération. J'en connais plusieurs comme Sid Ali Melouah et Slim qui sont des amis. Mais j'ai vu, en venant il y a deux ans au Salon du livre d'Alger, qu'il y avait des tentatives de remonter une édition de bande dessinée en Algérie. Je ne sais pas où cela en est. Vous venez de publier une petite bande dessinée sur le jazzman Miles Davis. Vous-même, vous jouez de la contrebasse dans un orchestre de jazz. Le travail d'auteur de BD est très solitaire et casanier. Donc entre deux albums, j'essaie de prendre une sorte de récréation, d'aller vers d'autres sujets. C'est un peu la raison de mes carnets de voyage qui me permettent de m'aérer, de faire d'autres rencontres. Et puis j'essaie aussi d'aller vers d'autres sujets, comme pour marquer une halte et me ressourcer, prendre du recul aussi. C'est dans ce cadre qu'entre le travail sur Miles Davis, une petite BD de 24 pages qui accompagne deux CD de ce maître. C'est l'éditeur qui m'a proposé de la faire et j'ai été ravi d'y sauter à pieds joints. Cette ambiance new-yorkaise des années 1950 est par ailleurs fascinante, surtout du côté de Harlem et des grands musiciens du jazz. Mais en général, je reste fidèle aux lumières méditerranéennes. La Méditerranée toujours. Comment la voyez-vous aujourd'hui ? J'y suis en plein. Ma naissance à Alger. Les origines de ma famille, d'un côté espagnoles, de l'autre du Midi de la France. Ma résidence aussi dans la région de Nice. Donc tout cela est plein de significations pour moi. Et par les temps qui courent, où l'on est dans une logique d'affrontement, où l'on parle de choc des civilisations (j'ai horreur de cette expression), avec surtout ce qui se passe au Moyen-Orient, il est important de dire et de répéter que cet espace méditerranéen doit nous rapprocher. J'essaie dans mon travail de mettre davantage en valeur ce qui nous rassemble et nous ressemble, autant que je le peux. BIO-EXPRESS Dessinateur et scénariste, Jacques Ferrandez est né en 1955 à Alger. Quelques mois après sa naissance, ses parents s'installent à Nice. Passionné de dessin, il étudie à l'Ecole nationale des arts décoratifs. Le scénariste Rodolphe l'amène à collaborer à la revue A Suivre. En 1981, il produit seul Arrière-pays, petites histoires provençales. Parallèlement, il publie avec Rodolphe plusieurs albums, dont la série sur le commissaire Raffini. En 1987, débute sa grande fresque sur l'histoire de l'Algérie, de la conquête à l'indépendance, neuf albums ayant paru, le dernier étant La fille du Djebel Amour (2005). Il a abordé aussi l'œuvre de Pagnol, avec le cycle L'eau des collines et en 1998, sur un texte de Tonino Benacquista, il publie L'Outremangeur, puis La Boîte Noire (2000). Aquarelliste de grand talent, il publie depuis 1998 des carnets de voyage : Syrie, Istanbul, Irak, Liban, Sarajevo et, dernièrement, Alger (mai 2006).