Roger Roth est l'une des trois personnalités françaises (avec Jean Manoni et Jean Koenik) membres de l'Exécutif provisoire algérien. Admirateur de Jacques Chevalier, maire d'Alger, il fait partie des libéraux français d'Algérie qui rêvaient d'égalité de droits entre Musulmans et Français. Sa petite fille, Camille, a soutenu, il y a un peu plus de deux ans, un mémoire de maîtrise sur L'évolution libérale d'un Français d'Algérie, prenant l'exemple de son grand-père. Roger Roth est resté à l'Assemblée constituante en qualité de vice-président toute l'année 1964, puis il est redevenu avoué à Alger. « Les choses auraient pu continuer pour moi comme cela pendant longtemps, la vie matérielle de ma famille était assurée, mais l'environnement devenait pesant. L'Assemblée algérienne ne fonctionnait pratiquement plus. Krim Belkacem avait demandé à me voir quelques jours avant son assassinat. Il était partisan d'un réaménagement du retour de Français pour l'économie algérienne. Je suis parti en France au mois d'août 1964. » Roger Roth est né à Sedrata. Son arrière-grand-père maternel est venu en Algérie en 1857. Roger Roth a été le dernier maire français de Philippeville, de 1957 à 1962. Quels étaient votre rôle, votre mission au sein de l'Exécutif provisoire algérien ? L'Exécutif provisoire était constitué d'une équipe franco-algérienne présidée par Abderrahmane Farès. J'en étais le vice-président. L'Exécutif provisoire était destiné à administrer l'Algérie jusqu'à la constitution des nouvelles instances issues de l'indépendance, c'est-à-dire à partir du mois d'avril pour ce qui précédait les élections et dont nous avions la charge et la préparation, et ensuite, l'administration de l'Algérie jusqu'à l'élection d'une assemblée constituante. Beaucoup auraient voulu que l'Exécutif ait une durée assez longue pour préparer les élections dans un esprit de calme. Cela s'est révélé impossible compte tenu des violences de l'OAS et de la nécessité pour le gouvernement français de régler rapidement la succession. En avril 1962, l'Exécutif provisoire est installé en application des accords d'Evian qui venaient d'être signés. Nous mettons en place une commission de contrôle du référendum. L'avocat Sator, récemment libéré de prison, très proche de Ferhat Abbas, se met en route avec d'autres délégués pour préparer ce scrutin d'autodétermination. Nous l'avons accompagné dans cette démarche qui n'a pas été sans mal d'ailleurs, parce que le gouvernement français aurait été très désireux de ne pas avoir en face de lui uniquement le FLN et, pourquoi pas, Messali Hadj et ceux qui représentaient cette tendance, peut-être aussi les représentants du parti socialiste français. La commission de contrôle a dû, après avoir fixé la date des élections, constater qu'il n'y avait malheureusement, pour la beauté du scrutin, qu'un seul parti en course, le FLN, tout puissant bien que divisé. Nous avons également mis en place une commission de sauvegarde, prévue par les accords d'Evian. Cette commission était créée pour protéger les Français d'Algérie, leur donner l'assurance que s'il y avait des problèmes, ils seraient réglés dans un esprit juridique. Elle a été présidée par Jean Lamy qui avait participé à tous les travaux d'information avant les accords d'Evian avec M. Joxe, mais qui refusait un rôle politique. Par contre, il avait accepté ce rôle humanitaire. La commission de sauvegarde commençait à fonctionner dans une atmosphère de violence mal définie. C'était une époque assez troublée, et M. Lamy a fait face à ces difficultés avec beaucoup de rigueur et d'intelligence. Un tribunal de l'ordre public a été également institué pour sanctionner les violences qui pouvaient être commises et qui étaient surtout du fait de l'OAS, et ce tribunal d'ordre public a procédé à un certain nombre d'interventions dans des affaires et a pris des décisions. Vous souvenez-vous de la composition de l'Exécutif provisoire ? Nous étions trois Européens, quatre Musulmans déclarés non engagés, déclaration de pure forme, d'ailleurs, parce qu'en dehors de l'un d'entre eux, M. Chikh Ahmed, agriculteur dans la région d'Oran choisi pour sa technicité en matière agricole, les trois autres étaient M. El Hassar, bâtonnier au barreau de Tlemcen, cheikh Bayou, qui représentait les régions du Sud, et Abderrahmane Farès. Il y avait ensuite la fraction FLN proprement dite. La personnalité la plus en vue de cette fraction, c'était Chawki Mostéfai qui avait participé avec Messali Hadj au mouvement indépendantiste. Je crois que c'est lui qui a eu l'idée du sigle MTLD. Pour ma part, je n'avais jamais eu de contact avec le FLN. Je n'étais pas un porteur de valises. Je n'ai pas eu à apporter mon concours au FLN, mais j'ai apporté mon concours à la mise en place d'une solution pacifique en Algérie. Ce n'était pas trop tard pour cette solution pacifique... On avait commencé depuis longtemps. C'était un peu tard, oui. Vous voulez dire, de plusieurs décennies. Je n'ai qu'un regret, c'est que n'ayant pas été, nous Français, assez clairvoyants pour non seulement comprendre, mais tenir compte de ce qu'on pouvait appeler le fait majoritaire arabe en Algérie. Cette proportion de 1 à 10 était lourde de conséquences. J'ai fait, à la Faculté de droit à Paris en 1936, une thèse de doctorat qui s'appelait La Réforme des pouvoirs publics en Algérie. Je voulais savoir si on ne pouvait pas bâtir une réforme des pouvoirs publics qui soit plus étendu. Le pouvoir législatif en Algérie n'a jamais été soumis à un Parlement, il dépendait du ministre de l'Intérieur français. Pendant des années et des années, nous avons vécu sous le régime des décrets. Un pouvoir exécutif détenu par un gouverneur général, malheureusement pieds et poings liés vis-à-vis du gouvernement central auprès duquel les élus et les Français d'Algérie avaient une influence considérable pour contrecarrer les décisions du gouverneur général. M. Carde, l'ancien gouverneur général que j'avais interrogé, m'avait dit que dans l'état actuel, l'Algérie est ingouvernable. Cette situation est d'ailleurs à l'origine de cette carence en matière de réformes que l'on peut constater en Algérie parce que ce fait majoritaire arabe, on n'en a pas tenu compte, sinon pour s'en effrayer et surtout pour empêcher que de ce fait majoritaire naisse peut-être l'égalité des droits que réclamait Ferhat Abbas, avant d'en venir à réclamer l'indépendance. Des hommes comme Ferhat Abbas, que j'ai connu par la suite, ont d'abord été partisans d'une égalité des droits, si bien qu'on les a traités de séparatistes. Cette espèce de surdité des Français d'Algérie a abouti à un refus de toutes les réformes. Les colons étaient trop puissants... Oui. En réalité, le poids le plus lourd de la colonisation était représenté par la masse de ces petits Français d'Algérie qui vivaient d'un emploi modeste, souvent, mais que les musulmans considéraient avec envie. Les colons proprement dits, c'est-à-dire les agriculteurs détenteurs de propriétés, étaient assez avisés pour, le moment venu, accepter des réformes si on consolidait leurs droits et qu'on leur permette de continuer à travailler. Si bien qu'on peut regretter que cette surdité des Français d'Algérie n'ait pas été guérie par des propositions de réformes capables de sauvegarder les intérêts des uns et des autres. Le drame de l'Algérie, c'est le FLN. Pourquoi vous dites que le drame, c'est le FLN ? Parce que le fait du parti unique, c'est le fait de l'absence de démocratie. C'est une poignée d'hommes qui a décidé de la politique qui serait faite en Algérie. Il n'y avait pas d'autre solution, mais cela a conduit à la solution d'un parti dominateur, d'ailleurs en proie à des divisions internes considérables. Cette guerre des wilayas, c'était épouvantable ! Nous l'avons ressentie dans l'Exécutif. Le FLN n'était pas en mesure d'assumer cette indépendance qui venait d'être fêtée de façon prodigieuse. Qu'est-ce qui s'est passé à ce moment-là ? Comment vous expliquez votre impuissance en tant qu'Exécutif à accompagner l'indépendance, à administrer le pays ? Les moyens de l'Exécutif provisoire étaient limités. Tant qu'il y avait le gouvernement français jusqu'au mois de juillet, on a administré dans des conditions normales, avec une police, des tribunaux existaient. Le lendemain, nous nous sommes retrouvés un peu orphelins avec un Exécutif qui, pour embrayer sur les réalités administratives de l'Algérie, était dépourvu de moyens. Si bien que les divisions du FLN, notamment la guerre des wilayas, nous ont laissés tout à fait pantois et dans l'incapacité de continuer notre mission. Qu'avez-vous fait alors ? Le président Abderrahmane Farès est allé à Tlemcen pour rencontrer le leader du FLN qui faisait une valse-hésitation entre Tlemcen et Alger. Ben Bella ne voulait pas entrer à Alger. Il s'était insurgé contre Ben Khedda, parce qu'il avait limogé Boumédiène. La personnalité de Boumédiène pesait très lourd dans tout cela. Farès est allé voir Ben Bella en lui disant : « Reviens parce qu'on est en train de perdre la partie. C'est l'anarchie complète à Alger. » Ce qui était vrai. Ben Bella est revenu. Je l'ai rencontré pour la première fois chez Farès. Ben Bella m'avait assuré qu'on rétablirait l'ordre et le droit en Algérie. Peu de temps après, nous avons entrepris, avec Ben Bella, Farès et certains membres de l'Exécutif provisoire, dont les trois Français, un voyage à Constantine, Bône, Oran, afin de rencontrer les préfets et sous-préfets et leur dire qu'ils pouvaient maintenant travailler. C'était une reprise en main. J'ai mesuré à ce moment-là la popularité extraordinaire de Ben Bella. A mon retour à Alger, c'était la mise en place de l'Assemblée constituante. On m'a demandé si je voulais en faire partie, j'ai accepté, j'ai trouvé que c'était naturel puisque je continuais le rôle de partie prenante d'un accord. J'ai accepté d'être un des vice-présidents de l'Assemblée constituante dans la perspective de la continuation de ce que nous avions fait avec les Français de l'Exécutif, c'est-à-dire la protection des intérêts des Français d'Algérie dans un esprit d'égalité et de concorde. J'ai reçu beaucoup de Français qui m'interrogeaient sur la possibilité de continuer à vivre en Algérie et à y travailler. C'était une infime minorité, mais elle était très importante au point de vue de son poids économique, parce que malheureusement les Français ont quitté l'Algérie en catastrophe, à la fois interdits de voyage par l'OAS et apeurés par les événements qu'ils craignaient. Et cet exode épouvantable des Français d'Algérie a privé l'Algérie de ses structures administratives. Ben Bella, devant moi, l'a regretté quelquefois. En cela, il différait de Boumédiène qui, je crois, se réjouissait beaucoup de rester entre musulmans. Je ne crois pas qu'il ait manifesté beaucoup de sympathie à la délégation française de l'Assemblée constituante. Vous l'avez connu ? Qui connaît Boumédiène ? Un homme mystérieux, peu loquace, un type renfermé. J'ai été appelé à présider l'Assemblée, ce qui n'était pas prévisible au départ, puisque l'Assemblée était présidée par Ferhat Abbas. Je menais avec lui une coopération très intéressante. Il m'avait demandé d'aller à Paris, à l'Assemblée nationale français,e pour réunir une documentation qui permettrait à M. Zabentout qui était le secrétaire général de l'Assemblée constituante, de mettre en place des structures analogues à celles de l'Assemblée française. Quel était votre sentiment en voyant la tournure des événements ? Avez-vous été déçu ? Mes déceptions ne sont pas venues de là. Cela fonctionnait comme on l'avait prévu. Il y avait l'Assemblée constituante, un gouvernement. Ce qui m'a choqué, c'est le vote du code de la nationalité dans le cadre d'un Etat religieux, musulman. Le président de la République ne peut être que musulman. Non pas que j'aie eu la prétention de me porter candidat, mais il y avait une atteinte à l'esprit de collaboration. Un vilain matin, Ben Bella annonce que la Constitution venait d'être adoptée, la veille, au cours d'une réunion au cinéma le Majestic, par les instances du FLN. Ferhat Abbas s'irrite : « On ne prostitue pas une Constitution dans un cinéma. » Le lendemain, il partait pour In Salah, rejoint peu de temps après par Abderrahmane Farès, qui était président de la commission des Finances. Ben Bella me dit : « C'est vous qui allez présider l'Assemblée maintenant. » J'ai accepté, car on ne pouvait pas faire autrement. Et puis s'est profilé un débat redoutable après l'explosion de la bombe nucléaire à Reggane. Ben Bella réunit l'Assemblée pour prendre une décision sur cette initiative. Me voilà embarrassé ! Le code de la nationalité algérien, n'ayant pas fait de moi un Algérien, je ne pouvais pas ne pas considérer que j'étais Français. Ben Bella a eu l'astuce de demander le huis clos. Le débat est resté technique. Extraits d'une interview accordée à El Watan en mars 2002