Dans le sillage de la présentation précédente, nous poursuivons ce tour d'état des lieux afin d'essayer de comprendre les schèmes mentaux et par conséquent les réactions au niveau des prises de parole publique des différentes voix, autorisées ou non, à contrecarrer le radicalisme religieux et à participer a minima au débat autour de ses implications et ses questions cruciales. Nous trouvons, alors, des ulémas de service qui ne veulent pas ou n'arrivent pas à s'affranchir de l'ombre tutélaire des palais présidentiels et royaux. Grands commis de l'Etat, ils plient le religieux au politique en relayant sous forme de bonnes paroles les décisions et les désirs du raïs ou de l'émir. Ils cautionnent auprès du peuple des orientations parfois antinomiques en les légitimant par un discours grandiloquent et emphatique truffé de hadiths le plus souvent apocryphes et de versets coraniques, extraits hors contexte et choisis pour la circonstance. Ils sont la voix de leur maître dans une théâtralisation justificatrice des fatwas édictées sur ordre. Tantôt ils condamnent, tantôt ils approuvent quelque acte répréhensible au gré des prises de position officielles répondant à des objectifs politiques à usages interne et externe. Hélas ! Nous ne pouvons nous attendre à rien de bon ni de bien de la part de ces fonctionnaires zélés de la propagande politico-religieuse. Au lieu d'orienter le peuple et de l'instruire afin qu'il prenne en main son destin et qu'il façonne son devenir avec discernement et lucidité, ces intellectuels organiques l'accablent et prolongent son état de sujétion. Tout cela n'est pas digne de ces dignitaires qui ont failli à leur mission éducatrice et trahi leur vocation religieuse d'être au service de l'homme. Ils incarnent par leur façon d'agir le tarissement et le tassement, pour ce qu'il en reste, de la conscience morale. Heureusement, il y a tout de même quelques cheikhs, imams et muftis ainsi que des intellectuels probes et intègres qui ne se reconnaissent nullement dans la distorsion de leur religion et dans la corruption de ses nobles préceptes. Alors, ils le clament haut et fort parfois au péril de leur vie. Indépendants d'esprit, ils se réclament d'une pensée libre. Pris entre les marteaux gouvernementaux et l'enclume fondamentaliste, leur marge de manœuvre est étroite et leur espace d'expression est très réduit. Ils sont contraints le plus souvent à l'exil eu égard aux innombrables tracasseries, aux sérieuses persécutions et aux terribles avanies auxquelles ils sont soumis dans leurs propres pays. Le cas Nasr Hamed Abu Zeyd est emblématique à ce sujet. Ces nouveaux penseurs de l'islam ne prétendent à rien pour eux-mêmes. Très attachés à la liberté de conscience, ils la revendiquent dans leurs recherches et la défendent pour les autres. Ils témoignent et affirment ce qu'ils croient juste de dire et d'écrire avec grand courage et détermination. Ils entreprennent la longue reconstruction d'une pensée vivante en se dotant d'un outillage intellectuel conséquent. Pour ce faire, ils essayent d'abord d'apprendre à penser par eux-mêmes, pour eux-mêmes en s'appropriant toute la « logistique » méthodologique requise. Celle-ci consiste à maîtriser la batterie de disciplines modernes notamment en sciences humaines et dans les sciences de la culture telles la sociologie et l'ethnologie. La sémiotique, l'herméneutique, la philologie, l'historiographie, l'anagogie sont employées au service d'une exégèse moderne et intelligente des Textes. Elles sont les clés nécessaires pour rouvrir les corpus officiels clos depuis des siècles. Plus que d'un simple toilettage, plus que d'un léger ravalement de façade, c'est de la refondation des structures de la pensée moderne qu'il s'agit. C'est à une nouvelle production anthropologique qu'ils concourent. Leur dessein est de renouer avec un islam de beauté, d'intelligence et de lumière.