Que peut-il se passer entre les Etats-unis et la Turquie que l'on dit étroitement liés, en tout cas à un point tel que dans le débat sur le processus d'adhésion à l'Union européenne (UE), Ankara est d'une certaine manière présenté comme un cheval de Troie du premier. Encore que si cela venait à se vérifier, ce pays n'en aurait pas l'exclusivité. En tout cas, leurs relations semblent sérieusement perturbées depuis l'adoption, mercredi, par une commission du Congrès US, d'une résolution reconnaissant le génocide arménien. A l'inverse, devrait-on dire à propos des Américains, pourquoi un tel vote, et maintenant ? Les massacres et déportations d'Arméniens entre 1915 et 1917 ont fait plus de 1,5 million de morts selon les Arméniens, 250 000 à 500 000 selon la Turquie qui récuse la notion de génocide et parle de répression d'une communauté qui s'est révoltée et s'est alliée à l'ennemi russe. Les Turcs sont aussi très sensibles quant à ces accusations, pour des événements qui se sont produits avant la création de la République de Turquie en 1923. Les relations militaires turco-américaines sont très étroites depuis que la Turquie a rejoint l'Otan en 1952 et les deux pays participent à ce jour encore à plusieurs missions communes, comme en Afghanistan. Depuis mercredi, une situation de crise s'installe, puisque la Turquie a rappelé son ambassadeur aux Etats-Unis « pour consultations », selon la formule consacrée, exactement comme cela a été le cas avec la France qui a été bien plus loin en parlant de génocide, mais aussi en criminalisant sa négation. Vendredi, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a voulu dédramatiser, affirmant qu'« il n'est pas question d'un rappel, il viendra pour des consultations ». La première conséquence, c'est le consensus turc qui n'a jamais été aussi fort, mais aussi du rapprochement entre le premier ministre turc et la hiérarchie militaire qui s'étaient sérieusement opposés sur la question de la lutte contre les séparatistes du PKK en territoire irakien, refusée par le premier, mais fermement envisagée par les militaires. C'est la phase d'observation ou plus simplement de déclarations, puisque rien n'a été décidé, y compris de l'autre côté de l'Atlantique où la Maison-Blanche a fait part de sa volonté de s'opposer à ce texte, et que dans tous les cas celui-ci n'a aucune valeur contraignante. Mais, d'ores et déjà, les relations militaires turco-américaines ne seront plus jamais les mêmes, si le texte en question est confirmé en session plénière, a déclaré le chef de l'armée turque : « Je peux vous dire que si la résolution passe en session plénière (de la Chambre des représentants), les rapports militaires ne seront plus jamais les mêmes », a souligné le général Yasar Büyükanit. « Nous ne pouvons faire comprendre cela à l'opinion publique turque », a-t-il dit. « Les Etats-Unis sont évidemment un important allié. Mais un pays allié n'agit pas de la sorte », a encore souligné le chef d'état-major des armées. « C'est parce que les liens sont au point le plus bas de leur histoire que le texte a une forte probabilité de passer (en plénière) », a estimé Sedat Laçiner de l'Institut des études stratégiques (USAK). La presse souligne la nécessité de procéder avec sang-froid. « Il faut leur montrer que la Turquie est sérieuse et que ce texte porte atteinte aux intérêts des Etats-Unis au Proche-Orient, zone de multiples conflits », écrit Taha Akyol dans Milliyet. De son côté, le ministre d'Etat turc Kürsad Tüzmen a annulé une visite qu'il devait entamer hier aux Etats-Unis. M. Tüzmen, un influent membre du gouvernement chargé du commerce extérieur, devait assister à New York à une réunion organisée par le conseil d'affaires turco-américain. M. Tüzmen est le deuxième responsable turc à annuler une visite prévue aux Etats-Unis, après celle du commandant de la marine turque, l'amiral Metin Ataç. Pour l'heure, il s'agit de montrer que la Turquie « ne bluffe pas », a souligné une source diplomatique turque. « Cette résolution est contraire aux relations stratégiques forgées avec les Etats-Unis, il faut le faire comprendre aux Américains », a précisé cette source, soulignant qu'en diplomatie, « on travaille avec la tête et pas avec le cœur ». La presse souligne que M. Erdogan pourrait décider de reporter une visite prévue en novembre à Washington pour rencontrer le président George W. Bush, qui a pourtant mis tout le poids de son administration pour que le texte soit refusé. Mais la présidente démocrate de la Chambre des représentants Nancy Pelosi a bien l'intention de soumettre le texte au vote de l'assemblée plénière. D'ici-là, Ankara n'entend pas baisser les bras. Quelque part, cela rappelle l'été 2002, mais avec moins d'intensité, il est vrai. Depuis cette date, le parti d'Erdogan avait remporté ses premières élections, et sa première décision était de refuser l'accès du territoire turc aux militaires américains engagés dans la guerre contre l'Irak.