C'est la cohue. Alger semble sens dessus dessous. Les rues sont envahies par des piétons à la recherche d'une tenue pour leurs charmants chérubins ; les policiers ne savent plus où donner de la tête ; les automobilistes se croisent et s'entrecroisent. De bagarres anodines aux engueulades familiales, les derniers jours de Ramadhan entretiennent une forme de dynamique postchorba. En effet, l'heure n'est plus à la branche de kosbar ou à la dioulmania. La chorba a été supplantée par le sucre et les amandes prennent une bonne longueur d'avance sur les dioul. La capitale offre une image fantasmagorique qui effraierait quiconque n'est pas habitué aux coutumes ramadhanesques. Jusqu'à 11h, les rues sont vides ; la route est libre ; les policiers encore endormis. Une amnésie passagère donnerait à croire que la ville n'a pas connu la brusque poussée démographique postindépendance. Brusquement et sans crier gare, l'horloge biologique des Algérois s'éveille. En un rien de temps, le moindre recoin est investi d'une ombre vivante à l'affût d'un achat. L'organisation spatio-temporelle n'existe plus. Les plus simples lois de la physique sont sans vergogne abandonnées au profit des lois de la jungle. Einstein et bien d'autres en perdraient leur latin. Et s'il existe des lieux à microclimat, Alger est plus proche du microcosme. Les chats, pourtant habitués à déambuler dans les rues de la ville, sont retournés à leurs gouttières. Place aux hommes, femmes et enfants. Tout le monde s'est donné rendez-vous dans les artères de la ville qui, à défaut d'acheminer de l'oxygène, ouvre la voie à la circulation humaine et gazière. Friperie ou Kiabi ? Tous mus par un objectif identique, c'est dans la manière de l'assouvir que les Algériens se distinguent. Il y a ceux qui peuvent tout se permettre. Mais pour la plupart, un choix s'impose : friperie ou Kiabi ? Louz ou fringues ? Les deux. On prend du neuf pour les enfants, les adultes se dirigeant pour leur compte vers la friperie. Rue Hassiba Ben Bouali, les enfants sont mis à contribution pour le choix des vêtements. A défaut d'émettre un souhait, au moins serviront-ils pour l'essayage. Et là, tout passe. Chaussures, pantalons, jupes, robes, collants, manteaux, élastiques pour les cheveux... Un constat : plus l'enfant est jeune, plus les parents lui achètent d'articles. Les plus prisés, les 18 mois à 3 ans. Une jeune maman avec son nourrisson dans le kangourou avoue : « On retombe dans l'enfance. Moi ça me permet de jouer à la poupée avec mon bébé. » A partir de 6 ans et plus, les parents dépensent moins. Les raisons ne sont pas d'ordre affectif, mais pratique. Une mère de famille confie : « Nous avons déjà acheté pas mal de vêtements pour la rentrée scolaire. Comme il manquait soit de manteaux, soit de chaussures, on a dépensé juste pour ça. » Si certaines familles font dans le luxe et d'autres sont tendance pratique, une même constante les lie : on prend du neuf pour les enfants. Quand bien même certains chercheraient à dégoter l'ensemble le moins cher dans le quartier le moins cher, les Algériens veulent gâter leurs enfants et sans tricher. Pour eux, tant pis ! La jeune mariée trouvera bien quelque chose qu'elle n'a jamais mis dans son trousseau. La jeune mère de famille se fera tout entière pour sa progéniture. Les quinquagénaires prétendront qu'elles n'ont plus l'âge de la coquetterie. Par honte ou par fierté, elles feront un passage à la friperie, juste histoire de porter quelque chose avec lequel on ne les a jamais vues. Et c'est à la vitesse grand V qu'elles regarderont les articles à 200 ou 250 DA qu'elles paieront avec le reliquat du budget octroyé pour les enfants. « Un mois entier aux fourneaux à préparer de somptueux repas.Est-ce qu'on ne mérite pas une petite gâterie ? », interroge-t-elle. Gâteaux ou fringues ? Pour toutes celles et tous ceux qui auront boudé ces derniers jours les magasins de vêtements, une seule priorité : les gâteaux. Au prix des cacahuètes et des amandes, ils n'ont pas fait dans les fanfreluches. Ou ils se sont débarrassés de ce problème encombrant à la rentrée des classes. Les enfants, « cela fait deux mois qu'on leur a acheté les vêtements pour l'Aïd », répond un père de famille. Et ce qui fait la fierté de cette famille algéroise, c'est de présenter différentes variétés de gâteaux le jour de l'Aïd. Car c'est avant tout un jour de réception. Epoux, épouses et enfants débarquent et la tradition exige qu'on se régale des friandises de grande-mère. « Les gâteaux de ma grand-mère, ils n'ont pas leurs pareils », peuvent-ils vanter. A 800 DA le kilo d'amandes produites localement (680 DA à la place des Martyrs) et 900 DA importés des Etats-Unis, le budget Aïd se trouve considérablement réduit à des mesures draconiennes. « J'ai pris 1 kilo d'amandes et 1 kilo de cacahuètes. Sans compter la farine, le sucre, le miel et les œufs. ça se chiffre. » Certaines familles reçoivent pour la première fois leur bru ou leur gendre, un enfant vient agrandir la famille ou le patriarche rentre du pèlerinage à La Mecque. Autant de bonnes raisons pour les accueillir convenablement. Alors, les vêtements, ce sera pour l'année prochaine. Même si cette année, il y avait des opportunités, il est difficile de tout faire. Des ensembles pour enfants à 1800 ou 1600 DA, des petits hauts à 650 DA, cela peut passer quand il ne s'agit pas d'une famille nombreuse. Et puis par respect pour la chorba et les dioul, jalouses de se faire supplanter par de vulgaires bouts de tissu, on orientera plus facilement la succession vers les amandes et le sucre. Ceux-là, les « louzistes », feront leurs achats dans les marchés ou auprès de quelques grossistes. En un tour de main, et tout est acheté pour préparer la table de l'Aïd. Les autres, qu'il s'agira de parer pour la sortie festive, armés d'une bonne dose de volonté, quadrilleront toute la capitale et ses hauteurs, de jour et de nuit, à la recherche de la tenue idéale. Les familles se réconcilieront, les automobilistes se calmeront et les piétons s'assagiront. Autant de « fâchés » qui, le temps d'une journée, se feront la bise pour ne pas avoir à sortir le drapeau blanc. Ramadhan, quand tu nous tiens.