Si la didactique a préféré au texte littéraire (d'auteur), celui dit authentique en réalité préfabriqué à des fins de facilitation de l'apprentissage scolaire il n'en demeure pas moins que d'autres choix sont à l'origine de l'éloignement de la belle littérature du public scolaire. Qui n'a pas en tête la phrase lugubre du tristement chef nazi Goebbels : « Quand j'entends le mot culture, je sors mon pistolet » ? Nous savons ce que l'Histoire a payé comme tribut à cette idéologie sectaire dont il était le propagandiste en chef. Bien avant les fours crématoires et les attaques aux panzers, les premières victimes du nazisme — ce purificateur de race — se recrutaient parmi les hommes de lettres, écrivains, poètes, comédiens et autres artistes de talent. Ils étaient exilés, emprisonnés et leurs œuvres brûlées. Leur crime ? Des idées pleines d'humanisme, prônant la solidarité entre les peuples, le respect des cultures et véhiculant la beauté, le bien, l'humain dans toute sa dignité. Des idées dangereuses pour la sérénité et la survie de leur régime dictatorial. L'Humanité a connu des périodes aussi sanglantes où l'intolérance à base d'idéologie tuait et chassait les lumières. Dans l'Andalousie la musulmane, Sophie la catholique s'était déjà acharnée à détruire toute trace de culture qu'elle décrétait d'infidèle : celle des lettrés, des religieux éclairés et des philosophes musulmans et juifs. Il est vrai qu'auparavant, Ibn Rochd (Averroès) avait, lui, subi l'intégrisme de ses coreligionnaires. Son crime ? Avoir fait l'apologie… de la raison. Sans renier sa foi. A partir du XXe siècle sur les cinq continents, d'autres dictateurs leur ont emboîté le pas. Forts de leur pouvoir, les émules de Goebbels le nazi et de Sophie l'intégriste ont appliqué à la lettre les pratiques odieuses du crime, de l'autodafé, de l'exclusion brutale de toute idée ou valeur contraire à leur idéologie. Un exemple — il y en a plusieurs — celui des écoliers, lycéens ou étudiants cambodgiens des années rouges. Sous Pol Pot le sanguinaire, ils n'ont jamais eu accès à la littérature universelle. A l'instar des nazillons en herbe, les petits cambodgiens apprenaient des textes à la gloire de leur religion, de leurs présidents, de leur parti unique. Leurs « éducateurs » « zélés » les éloignaient des trésors de la littérature universelle, asiatique ou même nationale. Il paraît qu'elle déprave l'esprit et menace les assisses de l'idéologie officielle. La seule digne d'être étudiée et glorifiée. Gare à ceux qui étaient surpris avec des livres autres que ceux autorisés par la censure. Les attendaient la prison, le fouet, l'anathème et les chantiers de rééducation idéologique. Dans d'autres pays où les régimes totalitaires carburent à l'idéologie, les dictateurs gantés de velours n'épousent pas ce genre de pratiques qui mènent à la mort par convoi. Toutefois, ils suivent les mêmes objectifs que Pol Pot, Goebbels ou Sophie l'intégriste : imposer le prosélytisme idéologique et combattre toute idée contraire. Dans leur esprit au génie maléfique germa une idée : laisser mourir dans les oubliettes du temps toutes les œuvres littéraires ainsi que leurs auteurs. N'ont leurs bonnes grâces que les écrivaillons et « meddah » chantant le chef et son idéologie (sa langue, sa religion, sa politique ou sa race). Les « télédébiles » de ces pays — pour reprendre Moncef Marzouki, psychiatre et essayiste tunisien — n'ont de caméras que pour ces « lettrés » officiels engoncés dans leur médiocrité. Ils s'invitent en tant que modèles dans les manuels scolaires, les écoles et les amphithéâtres. Ils sont les phares qui éclairent la route des générations montantes vers... la médiocrité, l'intolérance, l'intégrisme (pas seulement religieux). C'est ainsi que dans les manuels scolaires de ces pays sont chassés les textes d'auteur, remplacés par les textes dits authentiques. Et au pourquoi de ce choix,, ils vous rétorqueront : « C'est la didactique moderne qui nous l'impose ». Les mobiles d'une telle supercherie sont autres : cadenasser les ouvertures sur l'universel et former les jeunes esprits selon le profil programmé par les maîtres du pays. Silence, on nationalise ! L'antidote Mini-sondage dans trois classes de terminale Lettres d'un lycée de l'Algérie profonde. Une question simple était posée aux élèves - une centaine environ : « Citez les noms de trois romanciers algériens qui écrivent soit en arabe soit en français » ? Tous les noms donnés étaient ceux d'hommes de religion forts respectables pour leur patriotisme durant la colonisation. Leurs écrits sur la morale religieuse avaient accompagné ces élèves toute leur scolarité durant. Pas un seul n'a cité le nom de Benhadouga, Dib ou Kateb Yacine. Seul Feraoun a été cité une fois. Des élèves qui, aux portes de leurs études universitaires, ignorent l'existence de l'art littéraire — roman, poésie, nouvelle ou pièces de théâtre. Ont-ils un jour acheté et lu un seul livre qui puisse les initier aux délices de la lecture ? Demain ils seront (ils le sont déjà) enseignants de Lettres, juristes ou journalistes. Avec quel profil ? Pour quelles missions ? Il nous faudrait un véritable scanner des manuels et des programmes scolaires afin de débusquer cette hérésie des temps modernes : l'occultation de la littérature. Le texte d'auteur n'a pas pour seule vertu de transmettre des valeurs universelles ou de booster l'apprentissage de la langue. Aux dires des psy, l'individu à la personnalité équilibrée est celui qui a une imagination et une sensibilité assez cultivées. Qui mieux que l'auteur de génie peut susciter l'imagination et développer la sensibilité chez les jeunes lecteurs ? A l'opposé, les textes authentiques fabriqués par les pédagogues officiels — et qui pullulent dans les manuels — ne s'en occupent nullement. L'essentiel étant de fournir des bataillons de futurs sujets dociles, versés dans le discours idéologique ambiant. Des serviteurs de la Cause malléables et corvéables à merci. Des militants. Si la musique adoucit les mœurs, l'art littéraire rehausse l'âme en la projetant vers les cimes de la citoyenneté planétaire. En alimentant l'esprit d'œuvres du patrimoine universel, et ce, après l'avoir nourri de littérature du terroir, l'école participera à cette révolution en marche : le vivre ensemble dans le village planétaire. Se connaître soi-même, avant d'aller découvrir l'autre, dialoguer avec lui dans le respect mutuel. Prendre conscience d'un destin commun : celui des humains face aux dangers de l'inhumain qui prône et impose sa seule vérité. L'ouverture sur les cultures via le texte littéraire (et pas seulement) s'impose à tous les systèmes éducatifs. En cas de fermeture chauviniste, les portes de l'aventure s'ouvriront grand devant les démons de la purification idéologique. Et bonjour les dégâts !