Autrefois moteurs du Liban, les chrétiens ne sont plus que des seconds couteaux. Ici, analyse de Salah Abou Jaoude, directeur de l'Institut d'études islamo-chrétiennes de Beyrouth. Propos recueillis par. Nos envoyés spéciaux à Beyrouth Un immense panneau coloré accueille les étudiants de la Faculté des sciences humaines de l'université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ). C'est la cellule du dialogue de l'institution catholique qui l'a installé à l'entrée. Bien en évidence. Avec ce slogan : « Ensemble pour la reconstruction d'un pays stable, dans le respect et l'acceptation des différences. » Cette initiative veut éteindre le feu qui couve entre les étudiants des différentes communautés religieuses, alors que le Liban traverse une crise politique aiguë. Le malaise ne se situe pas qu'entre chrétiens et musulmans, mais aussi entre les chrétiens eux-mêmes, de plus en plus affaiblis sur la scène libanaise. Entretien avec Salah Abou Jaoude, jésuite libanais qui a notamment étudié à Bordeaux et à Paris et dirige l'Institut d'études islamo-chrétiennes (IEIC) de l'USJ. Pourquoi les chrétiens libanais sont-ils plus que jamais divisés ? Les chrétiens sont coupés en deux. Il y a les progouvernementaux qui suivent la politique dictée par le clan sunnite de Saâd Hariri (fils de l'ex-Premier ministre Rafic Hariri, assassiné en 2005, ndlr) et ceux du général Aoun qui soutiennent le Hezbollah. Ils sont donc influencés par les chiites. Les chrétiens sont coincés entre les jeux politiques de l'axe entre la Syrie et l'Iran et, de l'autre côté, des USA et de l'Europe. D'où ce sentiment général qu'ils ne sont plus les moteurs de la vie nationale. Ils ne décident plus de l'avenir du pays. Comment expliquez-vous cette situation de repli ? Par l'émigration qui a affaibli le poids des chrétiens dans le pays, même si la démocratie libanaise est basée sur la proportionnalité, et non pas sur le principe numérique. N'empêche que la croissance des chiites et surtout leur nouvelle puissance économique et politique a déstabilisé l'équilibre interne. Au détriment des chrétiens, alors que les sunnites ont retrouvé leur rang grâce à Rafic Hariri. En outre, les Syriens ont toujours cherché à affaiblir le rôle politique des chrétiens au Liban. Ils l'ont fait lorsqu'ils occupaient le pays (1990-2005). Ils continuent aujourd'hui. Il faudrait que les chrétiens de la diaspora reviennent au pays ou puissent voter depuis l'étranger... Si les chrétiens décident de revenir, ils pourraient reprendre du poids. Mais pour le moment, ce sont les premiers à quitter le pays à cause de la crise politique. En outre, les émigrants récents pourront garder leur nationalité. Mais pour les vagues précédentes, c'est impossible. Le débat est ouvert à ce sujet au Liban. N'oubliez pas non plus que les Libanais de l'étranger sont tout autant divisés que nous. Quel rôle joue l'église dans cette crise ? Elle ne peut pas se permettre un discours politique. Ce serait une catastrophe avec ses fidèles politisés et divisés. Jusqu'à aujourd'hui, elle a rappelé les constantes nationales : liberté, pluralisme, paix civile et neutralité du pays vis-à-vis de ses voisins. Mais on pourrait attendre un peu plus d'elle pour éviter la guerre civile qui couve ? Elle ne peut rien faire de plus. Son discours doit unir. Pas diviser. Pourtant la situation est explosive. On parle de réarmement des partis. Des milices s'entraîneraient en cachette... Ce qui rend le tableau encore plus sombre effectivement. Dans ces conditions, comment interprétez-vous l'alliance entre le chrétien Aoun et le chiite Nasrallah ? Grâce au général Michel Aoun, le Liban n'est pas tombé dans le piège de la division confessionnelle entre chrétiens et musulmans. Cela a évité une guerre civile. Pour certains, la politique d'Aoun est un acte historique qui va l'honorer. Pour d'autres, le général Aoun cherche le pouvoir à n'importe quel prix. Cela dit, si le général soutient le Hezbollah dans ses options intérieures de lutte contre la corruption par exemple, il se distancie de son allié à propos des questions internationales, notamment son allégeance à Téhéran et à Damas. On se rend compte aussi que les jeunes jouent un grand rôle dans cette crise. Ceux de l'opposition campent sous les fenêtres du gouvernement au centre-ville. Il y a eu des affrontements meurtriers en janvier entre les étudiants anti et progouvernementaux à Beyrouth... Effectivement. Et ce que je trouve le plus lamentable, c'est l'absence d'une conscience politique saine, surtout chez les jeunes chrétiens. Ils n'ont pas d'esprit critique. On sent une certaine obédience instinctive au chef. C'est très oriental. Ici, les jeunes suivent leurs chefs. Ils sacralisent le chef. Quoi qu'il dise, il a raison. Ne faudra-t-il pas en finir avec le communautarisme ? Il faut être réaliste. Le Liban est un pays de communautés confessionnelles et il le restera encore un bon moment. Le sortir du communautarisme, c'est adopter le modèle occidental. En d'autres termes, laïciser la société. Ce qui est impossible. Nous devons trouver un compromis entre les gens modérés des différentes factions. Le Liban restera un pays fragile. On n'a, par exemple, pas de livre d'histoire du pays. Et je ne vois pas comment on peut construire une conscience nationale unie si on ne lit pas notre passé d'une seule manière. Patrick Vallélian, Sid Ahmed Hammouche