23 juillet 2006 Damas, à trois heures de Beyrouth et à sept heures d'Israël. La capitale syrienne s'est transformée en un immense camp de réfugiés : les Irakiens fuyant le « chaos constructif » — selon la théorie de Washington, autrement dit la sanglante violence quotidienne — et les Libanais fuyant le déversement de feu israélien. Lançant la Fiat 128 sur l'autoroute reliant l'aéroport à la ville, en passant par le quartier « irakien » d'Al Djrawma, le chauffeur taxi ressent dans les muscles des pieds cette réalité géopolitique : « Acham (Damas) est étranglée ! Le nombre de voitures a décuplé à cause des Irakiens d'abord il y a deux ans puis des Libanais depuis ces événements. C'est tout le temps l'embouteillage monstre. Quand tu conduis, tu fais du sport intensif : débrailler, freiner, accélérer. Je me suis musclé les jambes... » Il dit gagner sa vie modestement et refuse de suivre la mode des « voyages-suicides » vers Beyrouth à presque 200 kilomètres de là. Avec la vague de reporters qui tentaient de rallier coûte que coûte la capitale libanaise après le début de l'agression à partir de la station de taxis d'Al Barameka, à Damas, la spéculation sur les prix de la course a explosé : 1500 dollars Damas-Beyrouth à travers l'axe Masnaâ-Chtaura, régulièrement bombardé en terres libanaises. Mais en cherchant bien, on peut trouver des taxi-places — vieilles et robustes Dodge ou Chevrolet américaines jaunes ou blanches — à moins de vingt dollars (presque 1700 dinars algériens) la place, passer six heures en route au lieu de deux à prier en regardant défiler des cratères creusés par des bombes, des véhicules calcinés et les beautés bucoliques du Mont-Liban. L'équipe médicale algérienne, une des premières à pénétrer au pays du Cèdre, a dû rebrousser chemin au niveau de la ville de Zahlé, à une trentaine de kilomètres de Beyrouth. « Le temps de remettre à la Croix-Rouge libanaise des colis de médicaments et d'avancer une dizaine de kilomètres vers Beyrouth, nous avons été alertés par une équipe du Comité international de la Croix-Rouge que les Israéliens ont repéré le signal de nos téléphones Thouraya », raconte Nabil Hamadache, chef de l'équipe de la télévision algérienne qui a accompagné les médecins algériens. Ces derniers ont dû constamment improviser. « Nous avons découvert au poste frontalier de Jdida Yabous entre 600 et 800 réfugiés palestiniens qui ont fui le Liban mais dont la Syrie a refusé l'entrée, certains ont même préféré retourner au Liban », affirme une source humanitaire à Damas. La délégation algérienne s'est occupée de coordonner avec le Croissant-Rouge palestinien pour la prise en charge de ces maintes fois déplacés. Sara, qui gère une crèche associative au camp de réfugiés de Sabra, dans le sud de Beyrouth, exhibe son passeport libanais qui porte la mention de « réfugiée » : « Nous, Palestiniens de l'extérieur, souffrons plus que nos frères en Palestine. Eux, ils subissent l'agression sauvage mais sont sur leur terre. Nous on subi les pires humiliations dans les camps au Liban, en Syrie, en Jordanie et nous sommes loin de notre terre. » 24 juillet Il faut chercher le trajet vers Beyrouth à partir de Damas : enjamber les cratères de l'axe direct ou contourner par le nord et rentrer par Homs-Tripoli et descendre à Beyrouth. « La route du nord est bonne, mais faites attention au pont et au tunnel. Demandez au chauffeur d'accélérer : ce sont des cibles régulières », conseille un Français employé dans une société américaine privée chargée de rapatrier du personnel américain des zones de conflits. O. K. Bus de Damas à Homs. 180 kilomètres au nord. Autoroute et paysages arides. A Homs, les hôtels sont pleins. Réquisitionnés pour accueillir le flot des réfugiés libanais qui arriva en une semaine à près de 700 000 personnes fuyant vers la Syrie. Syrie dont les troupes ont été forcées de quitter le Liban en 2004. « Les Libanais ont tué vingt travailleurs syriens suite à l'assassinat de Rafic Hariri. Mais nous savons que ce n'est pas tout le Liban qui nous déteste, ce sont plutôt les Walid Djoumblat et les Samir Djaâdjaâ », lâche Djihad, actuellement chauffeur de taxi, mais également étudiant en droit commercial à Beyrouth et qui vient de quitter le Liban. Djihad fait le parallèle admiratif entre l'Emir Abdelkader et Nasrallah, des héros, selon lui, qui dépassent de loin les actuels logiques des régimes arabes. « Ces régimes ne possèdent aucune légitimité, en dehors du couteau et du fusil. Elles ne peuvent affronter leurs peuples et ne sont debout que grâce à l'appui des Américains et des Européens », proclame Chéhada Mihoub, député de Homs arrivé à son quatrième mandat. 25 juillet Dina Wahab s'assoupit à l'arrière de la Dodge qui quitte Homs vers les frontières. Beyrouth est à 88 kilomètres et le Liban à portée de regard. « Ce sont ces montagnes, à gauche », indique le chauffeur de taxi. La végétation s'étoffe et le relief s'anime. Dina, la cinquantaine, est secrétaire dans une société de fabrication de carrelages à Beyrouth. Elle s'est réfugiée à Homs deux jours après le début des bombardements. « Mon patron est une tête de mule : c'est la guerre, toutes les commandes ont été annulées, et il exige que je fasse le déplacement pour travailler au moins deux ou trois jours par semaine », souffle-t-elle avant de s'abandonner à une sieste cahotée. Les deux autres Libanais à côté d'elle retournent à Beyrouth pour visiter des proches restés sur place et échangent avec le chauffeur de taxi syrien les derniers « exploits » de Hassan Nasrallah. Des voitures nous dépassent avec le poster du chef du Hezbollah collé aux vitres. « Je suis pour Nasrallah, je n'appartiens à aucun parti au Liban. Aujourd'hui, je suis musulmane, chrétienne, laïque, mais surtout, je suis arabe et libanaise », précise Dina. « Vous les Libanais, vous savez de quoi vous parlez quand vous évoquez les divisions », dit le chauffeur de taxi. Poste de contrôle syrien à Addaboussiyé, à 30 km au nord de Homs, on dépasse un vieux pont pour déboucher sur le poste de contrôle de la sûreté générale libanaise à Aboudiyé. Les partants sont plus nombreux que ceux qui rentrent au pays du Cèdre. Les trois daraki libanais sont détendus. Les formalités sont vite expédiées. « Bienvenue au Liban, c'est un très beau pays », lâche Dina qui se remet peu à peu d'une sieste gâchée par les contrôles aux frontières. A peine vingt minutes des frontières, surgit la mer d'un coup. Après le vert, le bleu ! Le tacot suit la route côtière à travers la petite ville d'Al Abda où un poste militaire a été réduit en ruine. Au loin, Trablous (Tripoli, à ne pas confondre avec la capitale libyenne), deuxième ville du Liban, grand port commercial, 200 000 habitants. Ses plages sont désertes, à part quelques jeunes téméraires sous des solariums blancs. Face au rivage s'égrène un chapelet d'îlots dont le plus important est l'île des Palmiers ou des Lapins. Protégée par l'Unesco en 1992, elle est aujourd'hui une réserve naturelle fréquentée par les tortues de mer et les oiseaux migrateurs et contient quelques vestiges romains et croisés. La ville a été relativement épargnée depuis le début de l'agression. Les avions de chasse israéliens ont bombardé quelques relais de télécommunication sur les hauteurs et une partie du port. « La guerre, c'est un peu plus en bas, vers Beyrouth. Ici, c'est calme », dit le préposé aux arrêts de minibus vers Beyrouth, chemise ouverte, tatouages — prisés au Liban — avachi sur un tabouret et draguant instinctivement les jeunes filles qui passent. « Les Algériens nous ressemblent, vous avez un langage ordurier : le mot sexe doit ponctuer vos phrases », dit-il, entre deux sollicitations mielleuses, à des Tripolitaines pressant le pas. Pas le temps de visiter la grande mosquée Mansouri datant des Mamelouk, ni de voir la citadelle Saint Gilles datant des Croisades. Mohamed, le chauffeur du minibus vers Beyrouth, propose une place à l'avant payée en double (environ 15 dollars). « Il n'y a pas beaucoup de gens qui descendent vers Beyrouth », dit-il pour justifier la demi-heure d'attente pour voir les places du minibus au complet. On démarre enfin avec un « bismillah » vers cette ville chargée de mythes politico-balistiques. Avant d'arriver à Jounyé, la coquette ville côtière à une trentaine de kilomètres de Beyrouth, des complexes balnéaires désertés par les touristes annoncent le désastre économique. Des jeunes distribuent aux automobilistes des fanions frappés du nom d'une organisation « Comité de soutien à la résistance ». Des affiches publicitaires géantes annoncent des marques de caleçons ou les derniers concerts des stars orientales. Il est 16h30 — nous avons quitté Homs à 13h — et la route côtière est quasi-vide. On retient notre souffle dans les tunnels ou aux abords des relais de télécommunication. Un dernier virage, prévient Mohamed le vieux chauffeur : au loin, derrière un mince voile de brume, le cap de Beyrouth, comme émergeant d'un rêve, pointe du nez. (A suivre)