Djubran, 25 ans, s'y attendait un peu. Le patron de la brasserie de la rue Monnot, au centre de Beyrouth, l'a convoqué. « C'était un matin ensoleillé », se souvient le jeune sunnite. « Mon chef m'a expliqué qu'il ne pouvait pas me garder car sa situation économique était catastrophique. Beyrouth : De nos envoyés spéciaux Bref, j'étais viré », peste-t-il en levant son whisky avant de le siffler d'une traite. Djubran n'était pourtant pas le dernier arrivé. « Je travaillais comme serveur depuis deux ans. Mais mon patron, maronite, a préféré garder ses employés chrétiens. Chaque communauté défend les siens désormais. » Depuis, ce jeune play-boy, avec ses fausses lunettes de soleil griffées, a de la peine à trouver un boulot. « Si ça continue, je partirai à l'étranger. Tu penses qu'il y aurait une place pour moi en Suisse ? » « Dans le brouillard » Après la guerre civile (1975-1990), le Liban avait parié sur le tourisme et le secteur bancaire pour relancer son économie. Pari manqué, constate Georges, patron d'une chaîne de restauration : « Le conflit de l'été 2006 avec les Israéliens a refroidi nos derniers espoirs. Depuis, le pays est bloqué politiquement. C'est la grosse déprime. Nous sommes dans le brouillard. » De nombreux restaurants ont jeté l'éponge, laissant sur le carreau une bonne partie de leurs salariés, des jeunes à plus de 80%. Une virée nocturne dans les rues de la capitale libanaise donne le ton. La Mecque des fêtards du Proche-Orient a désormais le blues. Ses bars, tant animés, sont muets. « Qui veut venir s'amuser dans une ville quadrillée par l'armée, dont le cœur est squatté par l'opposition, où le gouvernement vit cloîtré derrière des barrières de sécurité et des blocs de béton, où la circulation est devenue infernale à cause des nombreuses rues barrées et du village des tentes du Hezbollah et du général Aoun, s'insurge Georges. Les clients se terrent chez eux. » Les supermarchés géants qui ont poussé comme des champignons autour du centre-ville sont déserts. Dans le quartier de Dora, le City Mall, le plus grand centre de la région qui s'étale sur 210 000 m2 (35 terrains de foot), tourne à vide. A l'intérieur, les prestigieuses enseignes, une centaine, soldent leur marchandise. De rares clients parcourent les allées sans consommer. « Nos porte-monnaie sont vides », souligne Zahir. Quant aux touristes, autrefois vaches à lait du pays, ils se font rares dans l'aéroport flambant neuf de Beyrouth, où seuls quelques avions atterrissent quotidiennement. Du coup, les palaces luxueux de la capitale bradent les prix. « Une chambre coûte 85 dollars contre plusieurs centaines avant la guerre », explique Pierre, réceptionniste au Crown Plaza Hotel, un des plus prestigieux hôtels de la place, dans le quartier commerçant de Hamra. « Mais nous devons baisser nos prix chaque semaine. Nous n'avons plus de clients. C'est désastreux. » La destination Liban, prisée par les riches Saoudiens et les ressortissants des pays du Golfe, est au point mort. « Les pétro-arabes venaient chercher à Beyrouth cette touche occidentale et libertine qu'ils ne trouvent pas à Dubaï », complète Pierre qui se demande combien de temps son employeur va le garder. Un naufrage que les Libanais prennent avec humour. Dans un bistrot, un client a sa petite idée sur le désamour des étrangers : « Tous les Libanais sont armés. Si ça dégénère, le seul qui ne pourra pas se défendre, ce sera bien le touriste. Alors, ne lui demandez pas de voir Beyrouth et mourir. » Les autres convives rient. Jaune. Construction en berne Autrefois fer de lance de la croissance libanaise, le secteur de la construction est lui aussi en berne. De nombreux projets d'investissement immobilier sont à l'arrêt, comme l'hôtel de luxe Hyatt. D'autres entrepreneurs, trop engagés, n'ont d'autres choix que de poursuivre leurs chantiers. Mais en mettant la pédale douce. Et dire que les Libanais rêvaient de devenir tous riches, confie Suzanne, 22 ans, bibliothécaire. « Rafic Hariri a tellement déversé de pétrodollars sur le pays qu'on pensait tous qu'on pourrait vivre comme lui dans des appartements de haut standing. » L premier ministre sunnite, qui avait relancé la construction dans le pays, a été assassiné le 14 février 2005 dans un attentat à la voiture piégée. Il a emporté dans sa tombe ses projets pharaoniques censés bâtir le nouveau pays du cèdre. Depuis, les Libanais tombent de haut. « On n'a jamais vécu ça », s'inquiète Kim. « Même pendant les années de la guerre civile. C'est comme si la mer s'est retirée et moi, en maillot de bain, j'attends qu'elle revienne, en vain, pour me baigner. » C'est le début de la fin, poursuit Suzanne, cette jeune chrétienne qui travaille le matin à la bibliothèque de l'Université arabe de Beyrouth et l'après-midi chez un dentiste. « Le matin, je touche des livres libanaises. L'après-midi, des dollars. Ici, si tu veux bien vivre, il faut gagner des dollars, la deuxième monnaie du pays. C'est indispensable. »Comment fait la population pour ternir le coup ? « Bienvenue au pays du bakchich et du système D », lâche Hussein qui reconnaît que les riches s'en sortent très bien. « Ici, la corruption gangrène la société. Pour le moindre papier, il faut sortir des dollars. Face à l'absence des services de l'Etat, on paie tout à double. » L'eau n'est disponible que durant quelques heures tous les trois jours. Résultat : « Les gens sont obligés de s'abonner à des réservoirs privés pour avoir l'eau courante », note Hussein. Même problème avec l'électricité. « Les coupures sont régulières. » D'où la présence de génératrices privées dans les quartiers. « Partout au Liban, on vous réclame de l'argent. Il faut payer, payer, payer », répète sa copine chrétienne, comme pour montrer sa lassitude et sa colère. « En même temps, les autorités sont absentes, absorbées par les querelles politiques. » Plus de 400 000 exilés déjà La diaspora libanaise, environ 12 millions de personnes, boude le pays, constate Naïma, employée d'assurances : « Ma famille à l'étranger ne veut plus revenir à Beyrouth. Elle envoie de temps en temps de l'argent. C'est tout. » A la longue, cette jeune femme mettra les voiles. Plus de 400 000 Libanais ont déjà pris le chemin de l'exil depuis le conflit de l'été 2006, soit 10% de la population. C'est autant qu'en 1975, au moment où la guerre civile a éclaté. Et ce n'est pas terminé. Selon une enquête du Centre national pour la recherche sur l'émigration, 60% des Libanais souhaitent s'exiler. Même la main-d'œuvre asiatique, qui avait débarqué en masse dans les années 1990, cherche à repartir, confie une employée de maison philippine du quartier chic de Gemmayze. (Demain : Chrétiens libanais : une division à haut risque) Patrick Vallélian, Sid Ahmed Hammouche