Où vont nager les enfants de Grarem Gouga quand le mercure prend l'ascenseur ? Mais dans le barrage, celui de Beni Haroun évidemment ! Au bout de trois années de remplissage, un immense lac s'est créé en aval de l'ouvrage, reflétant aujourd'hui la couleur azur du ciel dès que l'été s'installe. Un coin de paradis, mangeur d'hommes et source de grands malheurs. C'est comme cela, en tous cas, que les Grarmis regardent le barrage depuis qu'ils ont perdu douze des leurs, noyés dans ses eaux vaseuses, ces trois dernières années. La région a été soumise à la transformation de son microclimat sous l'effet du barrage. Grarem, du mot berbère « guerroum » signifiant tas de pierres, ancien village colonial situé à l'est du chef-lieu de la wilaya de Mila sur l'axe Constantine-Jijel, est devenu aujourd'hui une grande agglomération qui domine au centre d'une daïra avec une population de plus de 40 000 habitants. Rebaptisée Grarem Gouga en hommage au chahid Ammar Gouga, la ville est positionnée au milieu d'une région agricole à vocation céréalière, adossée au djebel M'cid Aïcha, mur rocheux culminant à 1 462 m au-dessus des gorges de Beni Haroun, où naît Oued El Kebir. Les amateurs de brochettes n'échangeront pour rien au monde celles de Grarem, mais depuis la création, dans les années 1990, de l'évitement de la ville, les restaurateurs ont baissé rideau l'un après l'autre, pour ensuite aller tenter leur chance dans un mouchoir de poche en investissant la route surplombant le hammam Beni Haroun. L'économie de la ville, désormais bel et bien enclavée, a pris un coup fatal. Passées les années rouges du terrorisme, qui n'ont pas épargné les enfants de la région, Grarem s'est retrouvée à genoux, écrasée par un taux de chômage insoutenable, triplé par l'exode des populations rurales fuyant les hordes terroristes qui ont sévi dans le maquis du sud-est jijelien. Une ville comme les autres ? Après les années de vaches maigres, les caisses communales ont connu l'odeur de l'argent qui va servir, à partir du début de la décennie en cours, au développement de la région. Nonobstant la rivalité historique avec Mila, les autorités de wilaya n'ont pas fait obstacle à cet élan, qu'on doit aussi à la bienveillance des gestionnaires de l'administration locale. Les indicateurs sont éloquents pour démontrer ce fait, à commencer par l'introduction du gaz de ville dans les foyers de Grarem, dont la couverture est passée, à partir de 2002, de 0 à 90 %. Une prouesse qui fait la fierté de Meghzli Rachid, maire de la ville, lequel assure que l'alimentation en eau potable a suivi le même essor. Au chapitre des réalisations, on compte aussi l'ouverture de trois axes pénétrant la ville à partir de la route nationale afin de la désenclaver et permettre la réfection des réseaux d'assainissement ainsi que les grands travaux d'aménagement urbain, censés apporter des corrections à l'éclatement forcé dû à un boom anarchique de la construction. Là aussi, le maire souligne que le PDAU, conçu pour une période de 30 ans, est intéressant mais, hélas, l'absence de l'Etat et l'incivisme des citoyens ont fait que la politique communale est restée un vœu pieux. « J'ai signé un arrêté interdisant les constructions sans permis et obligeant les propriétaires à peindre les façades de leurs maisons, mais ils m'ont eu à l'usure en refusant de s'y soumettre », raconte-il avant de souligner l'absence d'une police de l'urbanisme et le manque de soutien de la part des services de l'ordre. Le logement reste, quant à lui, le talon d'Achille de la commune, à côté de l'activité culturelle, quasiment inexistante, et du secteur de la jeunesse et des sports, le grand oublié du développement (Grarem n'a bénéficié d'aucune infrastructure de loisirs). Par ailleurs, l'essor conjugué à l'adoption d'une architecture urbaine n'a pas suffi pour transformer son cachet rural. La vie à Grarem est certainement d'un ennui mortel pour les jeunes, qui n'ont que les cafés pullulant sur les grandes avenues pour unique espace où passer les journées. Les plus chanceux parmi eux (environ 500) se sont débrouillé des postes d'emploi auprès des compagnies étrangères chargées de la réalisation des infrastructures complémentaires du barrage. D'autres, bien appuyés au sein des banques, se sont payé des engins de travaux publics et des camions qu'ils louent au prix fort (1 200 DA l'heure) à ces compagnies et sont devenus très riches en l'espace de quelques années. La grande question qui taraude aujourd'hui les esprits grarmis est celle de savoir quoi faire de cette force active faite de futurs chômeurs à la veille du départ des sociétés chinoises, espagnoles et italiennes, sachant que ni l'industrie ni le secteur des services n'ont un avenir dans la région. La crainte est réelle d'un lendemain de crise aux conséquences encore insoupçonnées. Y aura-t-il un retour à l'agriculture, vocation initiale de la région ? Rien ne présage d'une telle option à voir de près les rêves de cette nouvelle génération, attirée plutôt par la vie dans la métropole à l'antipode de ses géniteurs. Des rêves façonnés par une identité écartelée entre le modèle rural et celui citadin, problématique d'ordre sociologique, posée par les transformations qui traversent toute la société algérienne.