Mohamed Lakhdar Tati présentera, ce soir, à partir de 18h, à la salle Frantz Fanon de Riad El Feth, son nouveau court métrage intitulé Joue à l'ombre. Dans cet entretien, le réalisateur revient sur la genèse de son documentaire. Avec la timidité qui l'a toujours caractérisé mais avec le talent qu'on lui connaît, Tati explique ce coup de cœur pour Alger et son choix pour des images parlantes à défaut d'un discours explicite. Co-produit par Machahou Prod (Belkacem Hadjadj) et le GREC (France) dans le cadre de la manifestation « Alger, capitale de la culture arabe », vous venez de signer un nouveau documentaire qui se démarque des précédents. Comment est né ce projet ? Mon nouveau court métrage est la résultante d'un étonnement. A la suite de mon exil à Paris en 2002, je me suis rendu compte que mon nouvel environnement spatial a en quelque sorte chahuté la conception que j'avais de ma ville natale. En effet, la vie dans les rues parisiennes est différente de celle d'Alger. Et lorsque je retournais dans ma ville natale pour revisiter des lieux que je connaissais parfaitement bien, j'arrivais à m'étonner de la manière dont les gens occupent l'espace. Evidemment, c'est de là qu'est partie l'idée de ce nouveau court métrage. Pour aboutir à mon projet, il fallait une bonne documentation. Ainsi, mes différentes lectures m'ont permis de découvrir que la ville d'Alger, qui a été conçue par des Français pour des Français, est de nos jours habitée par des Algériens qui, dans un premier temps, essayaient de s'adapter à l'espace pour finalement finir par l'adapter à leur mode de vie et à leur conception d'occupation spatiale. Mon film est une invitation à partager un étonnement. Il cherche à susciter un nouveau regard sur la ville d'Alger. La création artistique doit revendiquer une pluralité des regards. Pour aiguiser le regard des Algérien(e)s sur eux-mêmes, il faut d'abord aiguiser celui des créateurs et des créatrices. Joue à l'ombre est le seul commandement qu'on donne aux enfants à Alger. Un gage d'étonnements. La caméra semble osciller entre des espaces d'ombre et de lumière... L'ombre et la lumière occupent une place de choix dans mon court métrage. L'ombre a une valeur esthétique capitale, faisant partie de la culture algéroise. En témoigne la Casbah d'Alger qui a été pensée et réfléchie par rapport à l'ombre. La lumière et l'ombre sont des partenaires indissociables. La lumière donne la réplique à l'ombre. Cependant, je tiens à préciser que Joue à l'ombre n'est pas un film sur l'ombre et la lumière. La lumière est présente en tant que témoin. Vous convoquez le passé et le présent à travers une sublime carte postale où plusieurs actants sont à l'honneur... Il me paraît impensable de comprendre notre façon de vivre et d'occuper la ville sans faire un flash-back. Une carte postale s'est imposée à moi. On assiste, depuis quelque temps, à un phénomène d'engouement pour les cartes postales de la période coloniale au point de devenir le symbole du passé. Ce comportement révèle une attitude ambiguë à l'égard de cette époque. Preuve en est avec la célèbre expression « Alger el kadima ». C'est une sorte de carte postale traduite en paroles. Elle exprime un sentiment nostalgique vis-à-vis de ces années-là. Les vendeurs de cartes postales sont relativement redondants dans les rues d'Alger. Justement, j'ai pu avoir accès aux textes que je cite dans le film grâce à un homme fort connu qui vend des cartes postales sur le trottoir, à proximité de la Grande- Poste. Il a de sublimes collections. Pourquoi avoir campé le personnage de Karl Marx dans Joue à l'ombre, sachant que ce dernier a eu l'opportunité de séjourner en Algérie pendant sa convalescence ? En effet, Karl Marx s'est rendu en Algérie pour des raisons de santé. Ses médecins lui avaient conseillé d'aller passer l'hiver à Alger. Mais cette année-là, l'hiver était des plus rudes. Marx a eu une correspondance avec F. Engels et ses filles. Il signait « Old Maure » qui signifie « Le vieux Maure ». Karl Max était un personnage très curieux, essayant de comprendre leur façon de se tenir. Il a décrit l'élégance et leur manière de se vêtir. Comme en témoigne ce texte lourd de sens qu'il avait écrit à Engels : « Le plus misérable des Maures surpasse le plus grand collégien d'Europe dans l'art de se draper et de prendre une attitude pleine de naturel, de grâce et de dignité, qu'ils marchent ou se tiennent debout. » Dans Joue à l'ombre, on remarque uniquement deux voix féminines entonnant des chansons. L'une contant la légende de N'fissa bent Ezzenka (N'fissa fille des rues), et l'autre, chantant une chanson kabyle sur fond de musique arabo-andalouse. J'ai opté pour un court métrage sans paroles. Dans ma démarche, le récit se construit sous l'effet de la tension qui se crée à partir des images et du son et non en forçant les images à énoncer un discours préalablement construit. Les images sont parlantes et porteuses de message. C'est le détail qui crée la tension, libérant ainsi l'image. C'est une démarche voulue qui me permet de me passer du commentaire. J'ai voulu rendre poétique la chose la plus banale. A titre d'exemple, j'ai opté pour le silence, les images, et ce jeu de lumière et d'ombre. J'ai également choisi les enfants jouant dans les rues loin du regard des adultes ; la femme étendant son linge ou encore des hommes attablés dans un café. Ces derniers ne bougent pas. Ils sont silencieux. Ils ne savent pas quoi faire de leur vie. Leur silence est, pour ainsi dire, pesant. Cette démarche peut déstabiliser le regard qui est habitué à « un prêt à voir », « un prêt à penser » et se retrouver dans une position où il doit donner du sens aux images pour construire le récit. Cette posture permet aux spectateurs de devenir des acteurs à part entière. A travers cette démarche, j'essaye d'éveiller la conscience de celui qui regarde. Mon film ne propose pas une vue d'ensemble de la ville d'Alger.