On vient de célébrer le centenaire de la naissance de Mohamed Iguerbouchène. Destin cousu dans l'étoffe des légendes. Histoire incroyable d'un enfant de la misère qui, au début du siècle dernier, venu d'une Kabylie exsangue vers une Casbah brisée, se voit emmené par un comte écossais vers une autre vie. Etudes à la Royal Academy of Music de Londres. Carrière de compositeur. Concerts à Vienne où on le présentait sous le nom d'Igor Büchen parce qu'il valait mieux être un germano-slave qu'un innommable né là où il ne fallait pas naître. L'Histoire est pleine de ces erreurs d'état-civil ! Au début des années 1980, j'avais écrit sur lui dans Algérie Actualité. N'écartant aucune source ni témoignage possibles, dont celui de Bachtarzi qui m'avait ouvert ses archives, j'avais constitué une sorte de biographie. Travail apprécié par mes collègues, plus tard par quelques lettres de lecteurs. Mon égo de jeune journaliste avait été boosté (comme on ne le disait pas alors). Mais, de cette fierté d'avoir exhumé un personnage bafoué, le prenant comme symbole du sort exécrable de nos artistes, il me restait une frustration qui cachait une grave faute professionnelle. Mis à part ses magnifiques mais légers tangos à base de musique algérienne — le seul 33 tours édité en Algérie —, ses musiques de films, dont Pépé le Moko, je n'avais entendu aucune de ses pièces majeures, dont les fameuses Rhapsodies mauresques ! Mea-culpa donc. Surprise, le samedi suivant, de me voir attendu par la secrétaire du journal. Elle me regardait affectueusement, comme on regarde le mouton de l'Aïd, en ces années où l'on composait encore les journaux avec du plomb, symbole de l'atmosphère qui entourait le métier. Le directeur, Kamel Belkacem, me cherchait partout (Dieu merci, pas de portables à l'époque) ! Le ministre avait téléphoné ! Celui de l'Information, pensais-je, ce qui annonçait la foudre plus sûrement que la météo. Il s'avéra que c'était celui des Affaires Religieuses ! K.B. s'étonnait que mon écrit ait pu ébranler la Foi. Dring ! Le ministre ! Le fameux Naït Belkacem, lequel voulait en fait me féliciter. C'était un fin mélomane et fan (comme on ne le disait pas alors) du musicien. Six jours plus tard, il me fit écouter la troisième Rhapsodie ! Souvenir surréaliste. Mais quand on sait que c'est la Direction de wilaya et la Maison de la culture de Tizi-Ouzou qui ont organisé l'hommage à Iguerbouchène, qui aurait dû être national, et que son village natal va lui dresser une stèle, quand aucun lieu ne porte sans doute son nom, ce n'est plus du surréalisme, mais du tragique. Quelle stèle pourrait suppléer à la récupération et la diffusion de son œuvre méconnue ? La légende d'un musicien ne peut être aphone.