La visite de Sarkozy semble creuser un schisme au cœur et au sommet de l'Etat, le président de la République désavoua sans ménagement son ministre des Moudjahidine, qui n'est pas seulement le chef d'un département ministériel, mais le représentant d'une grande force historico-politique dans le système algérien. Nous ne sommes pas ici devant un cas d'indiscipline gouvernementale, le problème est d'une autre envergure. Et puis après tout, le ministre des Moudjahidine n'a fait que reprendre ce que d'autres ont dit par ailleurs : Sarkozy doit son ascension au lobby juif ; qu'y a-t-il d'antisémite à relever le nom d'un lobby qui a porté quelqu'un au pouvoir ? Tout comme d'autres centres d'intérêt ont porté les leurs. Les auteurs de cette cabale oublieraient-ils que nous sommes des sémites. En outre, qu'est-ce qui prédisposait ce juif hongrois, sans compétence ni envergure particulières, à gravir les échelons les plus élevés de l'Etat français, si ce n'est un lobby puissant ? Enfin, revenons à notre pays. La visite de Sarkozy, ou d'un président français (et la nuance est de taille) mérite-t-elle autant de divergences. Sarkozy a eu des excuses officielles du sommet de l'Etat pour une déclaration somme toute ordinaire d'un ministre qui aurait pu faire l'objet d'une simple mise au point ou clarification. Nicolas Sarkozy a eu droit à des excuses pour une petite histoire. II avait pourtant déclaré lors de sa dernière visite qu'il refusait toute excuse pour toute l'Histoire (la grande, celle-là). Nicolas Sarkozy déclara à qui voulait ou ne voulait pas l'entendre qu'il n'était pas venu pour s'excuser. Il assumait ainsi pleinement le génocide algérien en récusant le devoir de repentance au nom d'un devoir de mémoire. Il reprenait à sa façon la plus sinistre des lois mémorielles, celle du 23 février 2005. De même, il ajouta qu'il ne saurait demander à Abdelaziz Bouteflika de renier son passé, tout comme il n'était pas prêt à renier le sien. Voilà une égalité parfaite entre le coupable et la victime ; une identité de traitement entre un combat libérateur et une agression barbare. Sarkozy doit oublier que la dignité des mémoires est inégale, que les passés ne s'égalent pas, sauf pour les peuples sans passé. Et en cela, Sarkozy est un nouvel arrivant, un président sans passé avec un background relativement banal. C'est, d'ailleurs, pour cette raison qu'il veut, ces derniers temps, révolutionner le système politique français en voulant être un président qui gouverne, alors que le président français arbitre ; en voulant entrer à l'Assemblée, espace prohibé pour le président français, au nom de la séparation des pouvoirs. En inscrivant des projets aussi hérétiques, bousculant des principes aussi ancrés dans un système séculaire, Sarkozy veut se faire une place dans l'histoire, une place qu'il n'a pas. Pour expliquer certaines choses, les psychanalystes doivent venir au secours des politiques. Revenons à nos mémoires. Voilà un anoblissement, par Sarkozy, en la plaçant au même niveau moral qu'une révolution légitime, l'une des guerres les plus criminelles qui a usé de procédés les plus odieux, les plus barbares et les plus lâches. Les deux protagonistes d'un combat inégal, l'agresseur et l'agressé, le coupable et la victime se trouvent prétendant à une même fierté. Entre l'Algérie et la France, il n'a jamais été question, ni d'un côté ni de l'autre, d'oublier ou de renier, et en cela Sarkozy est en retard d'une notion, en décalage d'un concept, mais de reconnaître et de demander pardon. Et ça, Sarkozy ne veut pas le faire ; il est venu le dire chez ce peuple meurtri et sur cette terre brûlée par les siens. Il faut dire qu'il faut avoir une sacrée dose de culot politique et historique pour venir dire ça ici et maintenant, à quelques encablures de la fête de l'Indépendance. ça a été à mes yeux une même indélicatesse que découvrit Le Pen chez un Hongrois qui prétendit à être président des Français. Il faut aussi une sacrée dose d'inconséquence pour refuser toute repentance du génocide algérien et conditionner l'Européanité de la Turquie par la reconnaissance du génocide arménien. Il faut encore une sacrée dose de populisme pour dire qu'être ami exonère du besoin de l'écrire et avancer l'inutilité d'un traité qu'on n'a pas pu parapher. En matière de culot, de populisme et de démagogie, Sarkozy a fait ses preuves. Etre hongrois et président des Français, monter par la droite et ratisser à gauche. Quelque chose manquait à Sarkozy hier pour être chef d'Etat. Il faut reconnaître, à sa décharge, que son défaut de grandeur résulte du fait qu'il succéda à un grand des grands. La nervosité, la trituration des doigts, les grimaces face au soleil, toute une façon d'être qu'on ressent en portant un habit qui vous va mal. Beaucoup de malaise et un manque de pondération. Sarkozy souffre d'un déficit de hauteur et de profondeur de vue. L'allure physique d'un tribun mal inspiré convient mal à une si haute fonction. Mais là est un autre problème. Il y a quelques années, souvenir , souvenir ! J'étais alors jeune lycéen, Valery Giscard d'Estaing effectuait la première visite d'un chef d'Etat français dans une Algérie indépendante, ambitieuse et sûre d'elle. A notre sortie du lycée pour participer à l'accueil, nous reçûmes les exhortations de notre surveillant général qui nous dicta les mots d'ordre : « Vive l'Algérie, Vive Boumediène, Bienvenue à Giscard ». « Sans plus », nous précisa-t-il, pas de « Vive la France », sous-entendait-il, et avions- nous entendu ? Cette rencontre est encore dans ma mémoire. A la descente d'avion,VGE a été reçu par le président Boumediène. Une poignée de main froide, celle de l'Etat, un monstre froid ; un pragmatisme politique amer, apparent, sans plus Un regard fier et lointain. Pas d'accolade ni d'embrassade ; pas de manifestation, sans excès d'état d'âme. Giscard commença son discours : « Le but de ma visite n'est pas d'effacer le passé, et où le passé s'est-il jamais effacé, mais de reconnaître le présent et de préparer l'avenir. » En filigrane, la reconnaissance d'un passé ineffaçable et une profonde et indicible culpabilité. VGE évoqua le passé comme pour s'excuser. Sarkozy déclara ne pas s'excuser. Le président Boumediène répondit : « Une page est tournée, mais non effacée. Nous jugerons sur les actes et seulement sur les actes. » L'oubli entre nos deux pays est déjà oublié officiellement et depuis longtemps. Lamentable reculade faite en trois décennies. Sarkozy n'a pas d'histoire, et quiconque n'a pas résisté, ne respecte pas la résistance. Nous sommes trente ans après, les mêmes principes reviennent avec un changement de forme. L'Algérie ne s'exprima pas (sauf erreur de ma part). Ce silence ne s'explique-t-il que par la maladie et la fatigue du président algérien ? Une maladresse française. Le refus des excuses d'une part et le rejet ou la renonciation au traité. A quoi sert un traité d'amitié ? « Quand on est amis, on n'a pas besoin d'un traité. » (dixit Nicolas Sarkozy). Piètre argument démagogique car le président, en refusant des excuses, rejetait ce qui, pour l'Algérie, est une condition rédhibitoire. Sarkozy est novice et nouveau en politique. Il ignore une règle cardinale : les discours protocolaires évitent les sujets qui fâchent. L'amitié n'a pas besoin de traité et l'Algérie, l'historique, la vraie, n'a pas besoin d'amitié. Tous les peuples ont droit à leur mémoire mais la dignité des mémoires est inégale. Celle des coupables, des criminels, des colonisateurs ne vaut pas celle des résistants et des révolutionnaires L'auteur est avocat