Déposer quelques sous dans le creux de la main de ces mendiants aveugles assis aux abords de la RN 14 qui mène à Tissemsilt suffit-il à apaiser notre conscience ? Ces citoyens, qui n'ont pas trouvé mieux que d'apitoyer les automobilistes pour subsister face à l'indifférence des uns et à l'impuissance des autres, méritent davantage de considération dans une Algérie qui fête son 50e anniversaire de la révolution. Dans cet ancien village socialiste connu sous le nom bizarre de Qahouet Errih, baptisé Guetarni, situé dans la daïra de Bordj Emir Khaled (extrême sud-est de Aïn Defla), vivent plusieurs familles d'une même fraction dans des conditions précaires. Pourtant, la plupart de ces hommes font partie des Groupes de légitime défense (GLD) dans cette région enclavée qui a connu les pires moments du terrorisme, et ce n'est que récemment qu'un campement militaire a été installé à quelques mètres du village pour contribuer à sa sécurité. Selon un habitant, la terre ici est stérile C'est à peine si le produit céréalier permet de faire vivre les familles et leur maigre bétail pour celles qui en possèdent. Le chômage bat son plein. Les pères de famille, quand ils ne sont pas en poste pour surveiller les alentours, vont ramasser du bois pour le vendre. En effet, dans cette région où les foyers ne sont pas encore raccordés au réseau de gaz naturel, on allume encore le feu avec les fagots, notamment à l'intérieur des habitations, non achevées pour la plupart, pour se préserver du froid. D'ailleurs, en pénétrant dans quelques demeures, on reçoit comme un pavé à la face une réalité hideuse vécue par ces habitants depuis des années. A titre d'exemple, Ali Djahmoume, la quarantaine, aveugle et malade, croupit dans un semblant de lit sous un tas de vieilles couvertures rapiécées. La chambre glaciale et sombre ressemble à une cellule du Moyen-Age. Quant à la vieille Souada qui ne voit plus que d'un œil, elle tient absolument à nous faire visiter sa chaumière. Pour ses voisins et proches, elle passe pour une folle. Pourtant, sa colère en nous montrant ses conditions de vie difficiles prouve qu'elle garde encore un peu de sa raison. Les exemples ne manquent pas. A chaque maison, son lot de misère. Pourtant, on remarque parmi ces gens démunis, une maturité et une grande prise de conscience à l'image de ce vieux dont la femme est handicapée et la fille divorcée. Il dira, à propos de l'opération couffin du Ramadhan : « Si les lois de ce pays stipulent qu'on y a pas droit, qu'il en soit ainsi, car on respecte les lois, mais je suis contre l'injustice. Quand on sait qu'on ne peut pas en donner à tout le monde, on doit éviter de dresser des listes. » Il ajoutera : « Dans ce cas, il fallait distribuer le contenu du couffin à nous les nécessiteux, même s'il fallait donner 1 kg de sucre pour chacun. » Fait remarquable, au milieu de ce dénuement, une quantité énorme de linge sèche au soleil, soigneusement étendue, donnant l'impression que le problème de l'eau ne se pose pas dans ce village. « Mais non ! rétorquent les femmes. On a profité des dernières pluies pour faire le plein et même nos maisons dont les toits ne sont pas étanches ont été inondées. » Elles nous apprendront par ailleurs que c'est à dos d'âne que les gens apportent l'eau d'un puits, situé à quelques encablures de leur village. Mais toute cette misère paraît banale comparée au calvaire que vivent plusieurs membres de ces familles. Ils perdent mystérieusement la vue Un phénomène qui est apparu dans les années 1970, selon l'un de nos interlocuteurs. Des hommes, des femmes et des enfants sont atteints de cécité d'une façon subite ou progressive. Pour le délégué de la DAS, rencontré par hasard à l'APC de Tarek Ibn Ziad dont dépend le village, il est difficile de donner un chiffre exact sur leur nombre, car beaucoup de familles cachent la réalité quand il s'agit d'un cas concernant le sexe féminin. Mais selon notre guide, qui connaît chaque famille puisqu'il en fait partie, il existe une quinzaine de personnes ayant perdu la vue sans peut-être compter celles dont la vue baisse inéluctablement. Dans la famille Abid, par exemple, on remarque une jeune fille, les yeux écarquillés mais éteints. « Elle a perdu la vue à l'âge de 22 ans », dira sa mère ; quant à sa sœur, elle voit à peine. Dans une autre famille, une jeune fille est en train de devenir aveugle et demande aux pouvoirs publics de l'aider en lui octroyant des lunettes, tandis que son frère ne voit déjà plus. Un autre habitant a perdu la vue à un âge avancé après s'être lavé le visage dans une source. Quant à cette écolière de 12 ans, son père dira que sa vue a commencé à baisser quand elle était en 2e année. A présent, elle voit difficilement. Son père sollicite les services de la DAS pour des lunettes. Face à cette « malédiction », comment réagissent les pouvoirs publics ? Les habitants évoqueront des visites médicales, mais les traitements prescrits n'ont pas été suivis faute de moyens financiers pour effectuer toutes sortes d'examens, de radios, de prélèvements sanguins aussi coûteux les uns que les autres. Il serait temps que les spécialistes se penchent sur ce phénomène, ne serait-ce que par curiosité médicale. Pour conclure, on n'oubliera pas de signaler que le nouveau wali de Aïn Defla, Abdelkader Kadi, s'est engagé au cours d'une rencontre avec la presse, à examiner de plus près la situation, même s'il faut pour cela faire appel à des spécialistes étrangers. Ce ne serait que justice pour ces citoyens qui méritent comme tous de vivre plus décemment.