Le ciel d'Alger a cédé son bleu pour le gris de la tristesse et de la mélancolie. Si les mots sont durs à trouver pour exprimer l'effroi face à la barbarie dont l'homme est capable, il suffirait presque de regarder le ciel d'Alger hier, pour saisir toute l'ampleur du chagrin causé par les attentats de la veille. Comme dans un geste de compassion, les nuages ont habillé par une sombre couverture les firmaments qui gouttelaient de temps à autre des pluies de larmes. Reflétant comme un miroir l'attitude des badauds semblant obligés de quitter leurs domiciles pour sortir dans la ville. Inquiétude, sollicitude et écœurements se lisaient sur les visages des Algérois dont les silhouettes arpentaient presque avec peine les artères de la ville Blanche noircie par un début d'hiver trop amer. Les Algérois marchent au ralenti, les visages défaits et les cœurs serrés. Nul besoin de les apostropher, il suffit de les regarder s'engouffrer dans un semblant retour à la vie quotidienne, désirant presque fermer les yeux et replonger dans une routine où il n'y a ni le tonnerre d'une déflagration, ni « le chant » des sirènes des ambulances ou des voitures de police. Un bel et agréable quotidien, où il n'y a ni victimes ni bourreaux. Il ne s'agit pas d'une fuite de la réalité mais le rêve d'un lendemain paisible. En dix-sept années de terrorisme, l'Algérien a appris non pas à s'habituer à la violence, puisqu'on ne s'y habituera jamais, mais à encaisser les coups, les uns après les autres. Alger est triste mais elle a aussi peur. Contrairement à la coutume, les rues de la capitale étaient hier presque boudées par la circulation automobile, elles qui d'habitude sont critiquées pour leur étroitesse et souvent sujettes à d'interminables bouchons et embouteillages, ont semblé larges et très fluides. Est-ce le signe que les Algérois redoutent que l'horreur récidive ? On est tenté de répondre que oui. Ce mercredi a ressemblé à tous les lendemains d'attentats, où on essaye de se préserver en limitant nos déplacements, seul moyen de vigilance qu'un citoyen est en mesure d'utiliser pour éviter l'irréparable. Mais des déplacements il faut en faire, comme aller au travail, rejoindre son banc d'écolier, ou ne pas rater son rendez-vous chez le médecin. Ne dit-on pas après chaque drame que la vie continue. Les Algériens continueront à vivre malgré la volonté diabolique de certains de les soumettre à la mort. La rue Didouche Mourad, cœur battant d'El Bahdja, a perdu de sa gaieté habituelle hier. Elle semblait soumise à un rythme très au ralenti, où les quelques flâneurs mettaient le même temps à poser un pas devant l'autre que celui sur un chant de mines. Très rares sont les visages marqués d'un sourire, seuls deux ou trois passants semblent afficher ce trait de lèvres par signe de courtoisie et non pas de joie. Même les belles boutiques garnies de couleurs chatoyantes n'attirent pas les regards. Les commerçants ne sont plus derrière leurs comptoirs, mais devant la porte de leur magasin, guettant le moindre signe d'intérêt des chalands, mais sans succès. La grimace sur le coin des lèvres est perceptible au loin. Ce schéma de tristesse s'achemine jusqu'aux abords de la Grande-Poste, et s'agglutine à la rue Larbi Ben M'hidi, Asselah Hocine, et plus loin encore. Tout Alger est dans la torpeur. « Je suis triste pour mon pays » A El Biar, théâtre de l'un des deux attentats meurtriers de ce mardi noir, la tragédie est loin d'être un passé oublié. « Je ne comprends pas pourquoi cibler des innocents. Que nous reste-t-il aujourd'hui, des ruines pour nous lamenter. Où est l'Etat ? », s'interroge un septuagénaire qui semble ne plus pouvoir supporter de voir les Algériens tomber sous les bombes. « Est-ce pour cela que nous avons libéré notre chère patrie du joug colonial ? », s'interroge-t-il non pas pour regretter de l'avoir fait, bien au contraire, mais en regrettant qu'on n'ait pas pris la voie vers une paix durable. « Je suis triste pour mon pays. Peiné de voir des femmes et des enfants assassinés et massacrés », nous confie ce brave homme en poursuivant son chemin non loin du lieu de l'abominable drame. Des barrières métalliques sont dressées sur les deux accès menant au siège du Conseil constitutionnel, pris pour cible par les terroristes ce mardi. Les quelques personnes autorisées à arpenter cette avenue endeuillée, appartiennent soit aux institutions environnantes soit aux effectifs de la police et autres personnels chargés de déblayer les lieux des stigmates de l'attentat. Ces stigmates demeurent pourtant bien vivaces. 24 heures après, le constat des dégâts renseigne sur l'ampleur du coup. Tel un tremblement de terre, l'explosion a réduit certaines bâtisses de cette ruelle à l'état de ruines, d'autres portent les traces de la déflagration sur leurs façades. Malgré le coup de balai et le passage de l'eau, on ne peut nous empêcher de penser au sang de nos frères et sœurs qui a coulé sur cette même terre qui nous porte. « J'ai perdu confiance » « C'est fini, ils ont réussi leur coup, j'ai perdu confiance dans ce pays », nous lance une jeune femme passant devant le siège du Conseil constitutionnel. « Tuer des enfants, des étudiants, pourquoi, quel est leur crime, est-ce de vivre dans ce pays, c'est le leur. Je ne peux leur pardonner ça, jamais, c'est fini », dit-elle, les yeux larmoyants. Notre interlocutrice est fonctionnaire à la Cour suprême, elle dit connaître certaines victimes. « Je passe dans cette rue, et je me rappelle des visages que j'ai l'habitude de voir, des policiers en faction, des gardiens d'immeubles, notre femme de ménage, ils sont tous morts, c'est affreux », et de reprendre un moment après, la gorge nouée : « Notre gardien venait d'avoir une fillette, comment ont-ils pu l'enlever à ce bonheur. Quel crime a commis cette jeune fille qui est venue passer un concours à l'école de la magistrature et qui se retrouve morte, emportée par la bombe », assène-t-elle. Sa collègue, la gorge nouée, affirme : « Est-ce l'avenir qu'on réserve à nos enfants, à nos étudiants, les ravir à la vie dans leur jeune âge. Qu'ils aillent commettre leur crime loin de nos enfants. » Et à elle de faire quelques pas et de lancer : « On ramène des Chinois pour bâtir, et ce sont des Algériens qui viennent tout détruire. » Avec des pas lents et lourds, une femme qui trouve même de la peine à parler, nous dit après l'avoir accompagnée dans son ascension vers les hauteurs de la ruelle « que voulez-vous que je vous dise après ça, regardez autour de vous, voyez ce qu'ils ont voulu faire de nous. Je suis lasse de voir tout ça ». Cette dame nous livre qu'elle a échappé à d'autres attentats : « Je veux sortir de cette série de chocs qui continue de nous empoisonner la vie. » Les déblayeurs continuent leur tâche destinée non pas à effacer le coup, car il faudrait beaucoup de temps pour pouvoir tout effacer, mais à atténuer la frayeur des regards face au résultat de l'explosion de 800 kg de TNT. Pour les autres, le cœur n'est pas à travailler ni à autre chose. Les fonctionnaires des administrations alentours regardent estomaqués, ce lendemain de douleur. « J'ai pu échapper à l'attentat, parce que j'ai enseigné ce jour-là. Mais j'ai perdu malheureusement des collègues », raconte une élue à l'APW d'Alger, dont le siège est à quelques encablures du Conseil constitutionnel. Elle s'interroge aussi sur le pourquoi d'un tel acte qui ne trouve pas de justification. « Ce pays est le nôtre, nous nous devons de le construire. Il est temps de compter sur l'humain dans ce pays et ne plus miser sur cette ressource éphémère qu'est le pétrole. Lorsque l'on fait exploser un puits de pétrole, on est peut-être sûr de trouver un autre, mais l'homme est irremplaçable », nous dit-elle, la gorge nouée. Nous quittons ce décor de tragédie en empruntant la même cadence humble et mesurée des pas de nos concitoyens, en espérant que le cauchemar ne va plus continuer.