Elle venait de faire ses courses, les bras chargés de paquets. Il était un peu plus de midi, à Londres, ce jeudi 11 octobre, et il y avait un attroupement devant sa maison. Dès qu'elle en connut la raison — le prix Nobel de littérature —, Doris Lessing, passée la première surprise, a retrouvé son sourire moqueur pour dire : « Ils ont pensé, là-bas, les Suédois : celle-là a dépassé la date de péremption, et elle n'en a plus pour longtemps. Allez, on peut le lui donner ! » Un peu plus tard, cette joueuse magistrale et ironique — avec les conventions de toutes sortes, avec le temps — s'est déclarée « ravie de remporter ce prix, après en avoir eu bien d'autres. C'est un flush royal ». Elle n'y croyait plus à ce Nobel. Elle a fait ses 88 ans le 22 octobre, et elle est la plus âgée des lauréats depuis la création du prix en 1901. Ce qui a permis au secrétaire perpétuel de l'Académie Nobel d'affirmer, avec un humour tout à fait involontaire : « Elle est un sujet de débats entre nous depuis un certain temps, et aujourd'hui, c'était le bon moment. Je pense pouvoir dire que, dans toute l'histoire du prix, c'est là la décision qui a été la plus soigneusement pesée. » Dans son communiqué officiel, l'Académie voit en Doris Lessing « la conteuse épique de l'expérience féminine qui, avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire, scrute une civilisation divisée ». Description assez feutrée pour une guerrière, une insolente radicale, paradoxale, une combattante féroce du « politiquement correct, la plus puissante tyrannie des esprits dans ce qu'on appelle le monde libre ». Après une cinquantaine de livres, la petite fille volontaire et rebelle née en 1919 dans ce qui s'appelait alors la Perse, élevée en Rhodésie — aujourd'hui Zimbabwe —, est une femme toujours libre, vigoureuse, et un écrivain au style magnifique de limpidité et de précision. En 1950, elle publie son premier roman, Vaincue par la brousse, et décide qu'elle ne cessera plus d'écrire. C'est avec Le Carnet d'or, en 1962, qu'elle va devenir, sans l'avoir voulu, une icône du féminisme des années 1960 et 1970. Si l'Afrique est très présente chez Doris Lessing — et pas seulement dans Nouvelles africaines, Rire d'Afrique et d'autres livres « africains » —, si la réflexion sur les femmes est souvent centrale, son œuvre est toutefois beaucoup plus large.