Tard dans la nuit, dans un petit hôtel pas cher du centre-ville d'El Arish, plus grande ville du Sinaï, à 35 km de Rafah, à la frontière avec Ghaza, le jeune réceptionniste grimace à chaque fois qu'un groupe de clients franchit la porte. Sinaï (Egypte). De notre envoyée spéciale « Pas de chambres pour les Palestiniens, c'est interdit ! », répète-t-il sans états d'âme. Il donne même l'impression d'être ennuyé de devoir répéter indéfiniment la même phrase et les expressions de désarroi des Palestiniens — souvent de petits groupes de jeunes hommes, parfois des femmes seules — ont l'air de le laisser de marbre. Et ce n'est pas parce qu'il n'a pas de cœur. Son frère aîné, propriétaire de l'hôtel, a été arrêté la veille et gardé en cellule pendant 12 heures, seulement parce que les policiers ont fait une descente dans son hôtel et ont trouvé trois Palestiniens. « Mon frère a été embarqué parce qu'il a reçu trois invités palestiniens dans son bureau, il ne leur a même pas loué de chambres, explique-t-il. Notre vie ici est devenue un enfer, l'électricité et l'eau ont été coupées dans tout El Arish pendant deux jours. Ordre a été donné aux commerçants de fermer boutique, des policiers ont été placés devant les magasins pour les empêcher d'ouvrir, tout ça pour chasser les Palestiniens. » Passée la stupeur et l'émotion populaires qui ont suivi « le déferlement de Palestiniens » une fois percée la frontière séparant la Palestine du Sinaï égyptien, mercredi 23 janvier dernier, c'est toute la région du Nord Sinaï qui a été mise sous étroite surveillance. Alors que presse et gouvernement égyptiens annoncent que « la situation est maîtrisée », que « la région d'El Arish a été vidée de tous les Palestiniens », selon les propres mots de certains journaux, la situation sur place, au sixième jour après la percée des frontières, est plus que tendue. La région est passée au peigne fin par toutes sortes de corps de sécurité à la recherche de Palestiniens, les barrages de police sont nombreux et proches les uns des autres, les officiers en charge aux barrages sont nerveux, tendus et ont l'air exténués et dépassés, ils ne laissent passer ni journalistes ni curieux, encore moins les convois de camions envoyés du Caire par les associations égyptiennes en solidarité avec les Palestiniens, transportant nourriture, médicaments, couvertures, gasoil et générateurs électriques. Etau sécuritaire Arriver au Sinaï est devenu presque impossible. Aux abords de tous les grands points de passage, le spectacle est le même : de longues files de voitures et camions en attente d'un hypothétique passage, la plupart sont refoulés. Une fois sur la péninsule, plus on approche de Rafah la maudite, plus l'étau sécuritaire se resserre, plus les villages donnent l'apparence de villages fantômes, l'impression qu'une calamité est passée par là : les rideaux des commerces sont tous baissés, les policiers antiémeute partout présents avec leurs casques, leurs boucliers et leurs gourdins, ils sont bleus de froid et trempés jusqu'à l'os dans cette région où le froid est impitoyable et la pluie dense et persistante telle une incongruité insistante dans un paysage étonnant et émouvant, où un désert ocre et doux, parsemé de plantations d'oliviers, s'en va finir sur les côtes de la Méditerranée. Lorsqu'on sait que le Nord Sinaï est l'une des régions les plus pauvres d'Egypte et que les relations entre les bédouins natifs de la péninsule et les représentants du gouvernement, administration et corps de sécurité, tous natifs de la vallée du Nil, sont tendues, on peut imaginer la nervosité des autorités face à un débarquement aussi massif et incontrôlé de Palestiniens dans le Sinaï. Mais aussi le défilé incessant, jour et nuit, de convois de camions chargés de nourriture et de médicaments, envoyés de toutes les régions d'Egypte par des Egyptiens bouleversés par la détresse des Palestiniens, ne sont pas pour atténuer la nervosité d'un gouvernement effrayé à l'idée que ce soit là le signe de naissance d'un mouvement civil organisé. Du coup, les camions chargés de vivres mais qui ne portent pas la bannière officielle du Croissant-Rouge sont systématiquement empêchés de passer. « Vous savez, ils sont très mélangés entre eux, ils ont beaucoup d'inter-mariages et beaucoup de choses en commun, ce qui fait que pour nous la tâche n'est pas si simple », m'explique un officier militaire dans un barrage à 10 km de Rafah. Pour lui, le « ils » se réfère naturellement à la fois aux Palestiniens et aux natifs du Sinaï, tous mis dans le même paquet des « autres ». Habillé en civil, la tête enfoncée dans un bonnet bleu roi et noir, les chaussures en daim propres en dépit du déluge ambiant, les yeux d'un bleu à la fois foncé et perçant, cet officier, fier d'être originaire du delta du Nil, a été appelé d'urgence de la ville de Port Saïd où il est en poste habituellement pour jouer le rôle, dans le Sinaï, de dernier verrou avant Rafah. Volubile, sa politesse et son humour tranchent sur la nervosité de tous les autres officiers placés avant lui. « Cette situation n'est pas simple pour les Egyptiens, nous sommes de tout cœur avec les Palestiniens. Si les Israéliens ne leur imposaient pas cet état de siège inhumain, on ne se retrouverait pas devant cette crise, mais l'Egypte se doit aussi de protéger ses frontières, il s'agit d'une question cruciale de souveraineté », dit-il entre deux blagues sur les chansons égyptiennes anti-israéliennes. Selon lui, au sixième jour, 7000 Palestiniens ont été « rapatriés » vers Ghaza mais il ne se risque pas à avancer — comme le font officiellement ses supérieurs — qu'il n'y a plus « du tout de Palestiniens dans le Sinaï ». Dernier verrou de sécurité avant la ville de Rafah, il sera infranchissable. Les Egyptiens solidaires avec les Palestiniens Sur le chemin du retour, la battue bat son plein. De part et d'autre de la route, on peut voir des policiers courant « à travers champs », de longs bâtons à la main visiblement à la recherche de ceux parmi les Palestiniens qui préfèrent éviter les check-points égyptiens. En traversant le petit village de Cheikh Zouayyed, à seulement quinze kilomètres de Rafah, le spectacle est saisissant : des camionnettes bleues de police transportent des policiers en civil au gabarit impressionnant et aux têtes toutes cachées sous des bonnets. Ceux-ci hurlent contre les commerçants qui ont osé ouvrir leurs boutiques. Au-devant de la première camionnette, un jeune officier en civil, rasé de près, mène la danse et envoie la meute à droite, à gauche, partout où les magasins sont ouverts. Arrivés au marché, la descente se fait plus rude encore et les bousculades, les gifles et les coups pleuvent sur les marchands et les passants. Mais le plus étonnant dans ce village qui semble en avoir vu d'autres est que dès que la caravane de camionnettes bleues vociférantes est partie, les marchands rouvrent leurs magasins et les passants se remettent à circuler. Et parmi eux, évidemment, des Palestiniens. Pas l'air d'être inquiets outre mesure. Eux aussi, ils en ont vu d'autres. Ils sont en groupe ou à deux, jamais seuls. Certains me demandent des nouvelles d'El Arish et veulent savoir si les magasins y sont ouverts pour qu'ils aillent acheter générateurs électriques et gasoil. Ceux-là sont ceux qui sont pressés de rentrer à Ghaza dans la même journée. D'autres me demandent si je connais des gens qui accepteraient de leur louer un appartement pour la nuit à El Arish. Rezq et Mahmoud ont 23 et 26 ans, ils ont passé la frontière tôt le matin et ont atteint Cheikh Zouayyed en passant « par les chemins que les flics ne connaissent pas », m'expliquent-ils en rigolant. Et il faut dire que voir des Palestiniens aussi jeunes et au sourire si beau déambulant l'air de rien dans les rues de ce village qui vient d'être « ratissé » sous mes yeux m'a mis du baume au cœur… Ils me demandent des nouvelles de la route, du nombre de barrages, etc. et eux semblent vouloir aller jusqu'au Caire. Pour eux, plus question de retourner à Ghaza, en tout cas pas dans les jours immédiats : « On veut respirer un peu, vous comprenez ? On ne retournera pas à Ghaza maintenant, on y retournera de toutes les manières un jour ou l'autre. On n'est pas venus acheter de la nourriture et du gasoil, tout ce qu'on veut c'est respirer un peu. »