A la différence de Saint John Perse (1887-1975), poète à « l'onde marinière », pour reprendre une expression de Ronsard, Rachid Boudjedra, lui, nous traîne vers les étendues désertiques. En fait, c'est un désert « cérébral », voire soufi qui se découvre à nous dans son recueil Cinq Fragments du désert, paru dans une belle édition combinée entre Actes Sud et Barzakh. Rachid, même s'il s'est permis de faire l'école buissonnière depuis son fameux Les Mille et une années de la nostalgie ou encore Timimoune, est vite rattrapé par le désert dans toute sa splendeur. Son véritable moi intellectuel y réside, car il n'est pas Ulysse affrontant la mer durant une décade pour revenir chez lui sain et sauf, mais Sindbad, celui de la culture arabo-musulmane qui, dès son retour des espaces océaniques, reprend contact avec les étendues désertiques dans les environs de Basra et de Bagdad. Ainsi donc, les premières amours refont surface, et le monde fabuleux des poètes de la tradition arabe classique se remet, chez Rachid, à exercer son impact profond. Le désert ne s'explique pas, ne rentre pas dans une équation. C'est le fait de cheminer en direction de l'infini. C'est la posture que prenait jadis le calligraphe de la tradition classique à l'aube de chaque jour pour donner l'accolade à des lignes tous azimuts, ou encore le soufi pour creuser plus profondément son moi. Bref, c'est l'homme, dans ce côté-ci de la Méditerranée, dans sa vérité la plus nue. Rachid —je ne prétends pas bien le connaître parce qu'il prend à chaque fois des formes géométriques nouvelles —, a choisi, cette fois-ci, la poésie plutôt que le roman pour dire le « surplus ». Depuis son recueil de poèmes, Greffes, le timbre de sa voix n'a pas tellement changé, c'est plutôt l'abord des étendues désertiques, cette identité première, qui a repris ses premiers droits en s'appropriant à volonté l'idée de mouvement perpétuel. Du reste, peut-on être poète en restant sur place ? Peut-on se libérer de l'emprise de ce désert « cérébral » qui va de Tarafa Ibn Al-Abd, poète préislamique jusqu'à Sayyab et Adonis, poètes majeurs de la modernité littéraire arabe ? Deux éléments nouveaux viennent se greffer à ce poème volontariste, à l'allure épique parfois, même si Rachid a choisi de le fragmenter : les illustrations de Rachid Koraïchi et la traduction réalisée par le poète Miloud Hakim. Koraïchi, artiste en quête de l'infini, s'efforce de refaire le même circuit que le poète, bien que sachant l'impossibilité de le suivre pas à pas dans son désert spiritualiste. Toutes les quêtes soufies ne sont pas les mêmes, c'est ce que nous apprenons dans l'histoire de la spiritualité arabo-musulmane. Il s'agit, certes, de se désaltérer auprès d'une source limpide, mais il faut, cependant, connaître les chemins qui y mènent. Dans le Maghreb, il est question de nos jours de ce qu'on appelle communément « le retour du texte ». Miloud Hakim, même s'il lui arrive parfois de passer à côté de la source sans pouvoir étancher sa soif pleinement, il parvient quand même à bivouaquer dans l'essentiel du poème de Boudjedra. Il a su, en poète-traducteur, renouer avec l'identité première de ce beau texte. Et c'est là son mérite.