Nahnou mankoubine moundou 62 », « Nous sommes sinistrés depuis 1962 », assène un graffiti gravé sur un mur nu d'un quartier de Thénia. Le graffiti est tracé sur un pan d'une maison renaissant poussivement de ses décombres après le séisme du 21 mai 2003. Boumerdès : De notre envoyé spécial Il se décline entre un homme encombré de jerricans pour aller chercher de l'eau potable Dieu sait où et une femme d'un certain âge qui quémande sa pitance le visage dissimulé sous un voile pudique. La rue Redouani Ramdhane — ainsi s'appelle-t-elle — arbore les affres d'un séisme récent, un séisme d'un autre genre : il s'agit du dernier attentat kamikaze qui avait secoué la ville de Thenia le 29 janvier dernier, faisant 3 morts et 23 blessés, selon le bilan officiel. « Thenia a toujours été une zone rouge, que ce soit pour les séismes ou pour le terrorisme », résume un jeune. « Nous dormons la peur au ventre de crainte de voir la terre nous engloutir dans notre sommeil ou une bombe nous déchiqueter », confie une femme âgée, rencontrée dans cette même rue de tous les sinistres. Nabil y habite aussi. Nabil a 32 ans et il est au chômage. « De grâce, venez prendre notre maison en photo », nous hèle-t-il. La maison, de style colonial, est dans un état de délabrement critique. « Eddar tayba. La maison tombe en ruine. Regardez le plafond, il est en train de s'effriter et personne ne vient à notre secours », lance la mère de Nabil d'une voix plaintive. Le faux plafond de ce qui fait office de séjour s'est effondré suite au dernier attentat et remplacé par des bâches de nylon. « Nous sommes sinistrés depuis 2003 et cette bombe a fragilisé nos murs. Nous avons demandé un chalet, en vain », dit Nabil, qui précise que cette même bicoque avait failli être soufflée suite à un attentat similaire qui avait ciblé la ville de Thenia en 1996. « A la moindre secousse, c'est la panique », enchaîne la mère qui affirme avoir attrapé un diabète et son mari le goitre sous l'effet de toutes ces frayeurs cumulées. La dernière secousse tellurique en date qui avait ébranlé la région, celle de vendredi 1er février, d'une magnitude 5,2, n'était pas sans raviver des souvenirs traumatiques. « Deux jeunes viennent de prendre le maquis » Toutes les maisons du quartier ont eu leur lot de dégâts suite au dernier attentat, et l'une d'elles a même déploré un mort. L'attaque suicide de ce mardi 29 janvier avait ciblé, rappelle-t-on, le siège de la BMPJ de Thenia. La déflagration avait grondé à des dizaines de mètres à la ronde et la maison de Nabil a l'infortune d'être incluse dans ce rayon, non loin de la place principale de l'ancienne Minerville. Un paysage de désolation a pris place alentour. Impression de ville éventrée. Eternellement en chantier. Des bulldozers et autres engins de travaux publics s'affairent encore à dégager des tonnes de gravats dans le périmètre de l'ancienne daïra. Un bureau de poste et une salle de cinéma ont été sérieusement touchés. Ainsi, les séquelles du séisme de 2003 viennent se mêler à celles encore toutes frémissantes de l'attentat en un décor apocalyptique. « On ne connaît pas le kamikaze, mais je sais qu'il est originaire de Zemmouri », affirme Nabil. Il infirme la rumeur qui soutenait que l'auteur de l'attentat était une femme. « Je sais par contre qu'il y a une jeune fille, Hanane, originaire de Aïn Naâdja, qui active dans la région », poursuit-il. Désœuvré, Nabil s'emploie à tuer le temps en compagnie de l'un de ses amis qui se prénomme lui aussi Nabil, maçon de son état. Ce dernier est âgé de 36 ans. Il est marié et travaille peu. « Ici, le chômage bat les records », dit-il, allégation corroborée par les cohortes de sans-emploi massés autour de la placette du centre-ville. Ils tournent en rond ou sirotent un café après l'autre dans l'un des établissements encore debout de la ville. Malgré le nombre élevé d'habitations qui nécessitent encore des travaux de maçonnerie, paradoxalement, Nabil 2 chôme. « J'ai bien travaillé les premiers mois après le séisme, mais à présent, je ne fais rien. Les gens n'ont pas d'argent. Avec un bidon d'huile qui caracole à 700 ou 800 DA, comment voulez-vous qu'ils se permettent d'engager de tels travaux sachant que les matériaux de construction ont flambé ? » Pour notre tandem, la racine du phénomène kamikaze serait à chercher avant tout dans le chômage et l'injustice sociale. « C'est la hogra qui a poussé les jeunes vers les maquis et ça ne va pas s'arrêter », avertit Nabil. La preuve ? « Deux jeunes, âgés entre 23 et 25 ans, ont pris, il y a moins d'un mois, le maquis », affirment nos interlocuteurs. Ces nouvelles recrues sont connues de tous leurs congénères. Pour Nabil, il ne fait aucun doute que ces deux jeunes vont se constituer kamikazes. « Moi-même, si jamais notre maison s'effondre et qu'elle emporte ma mère, wallah que je me ferai kamikaze. Je serai ‘'amir nahya'' (émir de zone en jargon GSPC, ndlr) et je sèmerai la terreur de Khemis El Khechna à Bordj Ménaïel », menace un autre. « Les responsables n'ont rien fait pour la reconstruction de la ville », s'insurge Nabil. Il raconte comment des jeunes supporters ont mis le feu aux poudres au sortir d'un match de football qui avait opposé l'équipe locale à celle de Lakhdaria. « Les jeunes scandaient ‘'eb'nouna'', construisez-nous quelque chose. Après, il y a eu des émeutes suivies d'affrontements avec les policiers. Il y a eu des actes de persécution et c'est comme ça que ces deux jeunes ont pris le maquis », explique-t-il, avant de souligner : « Ils étaient mieux que vous et moi. C'étaient des types sans problèmes. Ils avaient une barbichette, mais ils n'étaient pas du FIS. Ils vendaient des CD religieux et des bâtonnets de siwek à la mosquée, sans plus, mais ils étaient constamment harcelés. » Et de s'écrier : « Où voulez-vous que les jeunes aillent dans cette ville morte ? A part la mosquée, il n'y a rien ici. » Partout des brigades bétonnées Nous reprenons notre route. Si Mustapha. La brigade de gendarmerie qui avait été ciblée par un attentat le 13 février 2007 dans la foulée d'une vague de sept attentats à l'explosif qui avaient embrasé toute la région est flambant neuve comme si de rien n'était. Des blocs de béton forment une haie de protection autour du bâtiment pour parer aux attaques kamikazes. Dix kilomètres plus loin, Bordj Ménaïel. Là aussi, les séquelles du séisme du 21 mai 2003 se mêlent en un étrange « fondu-enchaîné » aux images de la violence. Une mosquée, de laquelle n'est restée que la carcasse, fait pendant à une brigade de gendarmerie dont on a condamné l'accès au moyen d'un poteau électrique et autres hérisses coupant net la circulation aux automobilistes. « Vous êtes à la frontière du Niger », plaisante le chauffeur d'un fourgon taxi. Des images qui reviennent aux abords de toutes les casernes, sièges de BMPJ et autres commissariats de police depuis que les symboles de la sécurité sont devenus la cible no 1 des desperados du GSPC. A Tizi Ouzou, mercredi soir, une brigade de la BMPJ de Boukhalfa a été mitraillée par un groupe armé, confirmant cet acharnement contre les forces de sécurité. Nous pénétrons bientôt dans la ville de Naciria, à 30 km de Tizi Ouzou. De prime abord, le visiteur est accueilli par le spectacle désolant d'un centre-ville dévasté. Deux grandes bâches recouvrent en longueur l'ossature de ce qui fut le siège de la sûreté de daïra. Le bâtiment est en pleine restauration. Il fut l'objet d'un attentat suicide le 2 janvier 2008, opération qui s'était soldée par 4 morts et des dizaines de blessés. Le kamikaze serait originaire de Dellys, selon un élu municipal. Tous les édifices alentours ont été touchés sur un rayon de plus de 100 m. A proximité du commissariat ravagé et d'un immeuble détruit par l'explosion, l'enseigne d'un boucher témoigne à sa manière de l'horreur : « Boucherie du peuple », indique-t-elle sans vergogne. Décidément, la mort fait dans l'humour noir. « Nous avons recensé 100 habitations et 67 locaux commerciaux touchés à des degrés variables », dit Mohamed Khermimoune, premier vice-président de l'APC (FFS). Parmi les édifices affectés, deux écoles primaires et un CEM. « Les écoliers ont repris les cours ce matin (mardi 5 février, ndlr) », dit-il. Les familles dont les demeures ont été endommagées ont été relogées à titre provisoire. « Nous avons déposé le dossier d'indemnisation mais pour le moment, nous n'avons rien perçu », affirme le propriétaire d'un immeuble et d'un café, et qui estime ses dégâts à 400 millions de centimes. L'accès menant vers l'APC et la brigade de gendarmerie qui lui fait face est barricadé avec des fûts. Atmosphère lourde. Ambiance de guerre. Le vice-président de l'APC de Naciria a souhaité voir s'estomper le sinistre spectacle d'une ville totalement bunkérisée, aux rues bétonnées, et de concentrer le dispositif de sécurité autour des accès de la ville. « Les commerçants se sont plaints de la fermeture des abords de leurs commerces », dit M. Khermimoune qui suggère que la circulation des personnes et des marchandises en intra-muros retrouve sa fluidité sous peine de tuer le commerce, l'une des rares ressources de la population de Naciria, surtout avec une zone d'activité moribonde. Le propriétaire du café abîmé par l'attentat lève les bras au ciel et s'en remet à Dieu : « Je n'ai même pas peur », dit-il avec le sourire. « Nous sommes travaillés par quinze ans de terrorisme », poursuit-il. Un homme de 65 ans qui se révèle être l'ancien chef des gardes communaux vide son cœur : « J'ai sacrifié dix ans de ma vie à combattre le terrorisme, de 1995 à 2004. En guise de récompense, je touche une minable retraite de 3700 DA », dit-il. Un citoyen fulmine : « Cette politique va achever le peuple », martèle-t-il. Allusion à la « moussalaha », la réconciliation nationale chère à Bouteflika. Pour étayer son propos, il raconte : « J'habite les Issers et je peux témoigner de gens que je connais parfaitement, qui étaient au maquis. Ils sont descendus avec les honneurs, ils ont bénéficié d'un traitement princier avec des avantages sociaux que l'on ne concéderait pas au simple citoyen, et curieusement, ces mêmes gens ont repris le maquis. Ils sont probablement derrière ces attentats. » Nature morte et printemps en jachère Nous empruntons le chemin communal qui mène vers Dellys via le village de Sidi Daoud. Plusieurs barrages de police, de gendarmerie et de l'ANP ponctuent les 27 km qui nous séparent de Dellys. La route est peu fréquentée. Cependant, le sentiment d'insécurité est vite enrayé par la nature plantureuse qui s'étend à perte de vue, servie par un soleil printanier. Mais qui profite de cette débauche de verdure ? Printemps en jachère. Gaspillage de soleil. Les images de guerre barricadent le regard. A Dellys, nous tentons de rejoindre la caserne de la marine ciblée par un attentat au camion piégé le 8 septembre 2007, attentat qui avait fait 28 morts et 70 blessés. L'accès nous est strictement interdit par un militaire en faction. Une nuée de barques et de bateaux de pêche se prélassent au port. Des jeunes chômeurs assis sur un parapet admirent ce beau paysage en rêvant de partir. « Même la pêche est morte », soupire l'un d'eux. Il faut dire que la ville respire une étrange joie de vivre qui jure avec les mauvais souvenirs qui infestent la mémoire et la chair de cette région meurtrie. La vie grouille, sourdant impétueusement de ce tas de ruines. Violent contraste avec les insoutenables images des carnages successifs qui défilent en traversant cette zone. Les gens semblent gagnés par une forme de lassitude mâtinée de fatalisme qui les aide à survivre et à affronter la peur avec courage et dignité. Toujours est-il que la générosité du paysage accentue le sentiment de gâchis dans cette région élue par Dame Nature pour être un havre de paix plutôt que le triste théâtre d'une guerre sans nom. La route qui mène vers Boumerdès est parsemée d'uniformes en tous genres et de check-points. Les abords des casernes et autres commissariats sont solidement protégés par des monticules de terre en guise de périmètre de sécurité. Il nous faudra plus d'une heure pour traverser la ville de Boumerdès en venant de Zemmouri. Partout des barrages, des routes fermées aux accès filtrés. Les automobilistes sont passés au peigne fin. Alerte maximum. Boumerdès, comme Tizi Ouzou, comme Alger, a tout d'une « ville bunker ». Sur le chemin de Baghlia, des garnements nous barrent la route. Ouf ! Ce ne sont pas « eux ». Ce sont juste des vendeurs de plantes potagères à 20 DA le bouquet, à peine de quoi survivre, tandis que des pilleurs vampirisent tranquillement le (peu de) sable qui reste de l'Oued Sebaou sous le nez et la barbe des forces de l'ordre occupées à fureter dans les bennes des camions dans l'espoir de désamorcer la prochaine bombe. Pendant ce temps, la terre se pâme. Le printemps chôme. Et la mer languit de voir les touristes reprendre le soleil aux mains des terroristes.