Cette femme courage, docteur d'Etat en sciences politiques, diplômée de l'Institut des hautes études de la Défense nationale et celui de la Sécurité nationale, a publié en septembre dernier Soldats perdus un véritable livre à remonter le temps et l'histoire. Une histoire pas forcément bonne à écouter dans le brouhaha ambiant de « l'historiquement correct » en vogue en France. Pour cause, en pleine guerre des mémoires, cet ouvrage volumineux, très fouillé mais surtout bien documenté, propose un autre regard sur le lourd passif de la France coloniale. Au travers d'une blessure d'enfant qu'elle a dû refouler — la mort de son père alors qu'elle était âgée de six ans — Hélène Erlingsen enfile l'attirail de journaliste pour aller enquêter sur la mort de son père Clovis Creste. Le déclic ? Le 12 octobre 1990, elle assiste aux côtés d'au moins 15 personnes à la disparition de son oncle — frère d'armes et de sang de son père — Kleber, incinéré au crématorium de Lyon. Ce jour-là, la France officielle a brillé par son absence pour saluer la mémoire d'un soldat de la République. Le choc du spectacle fut tellement terrifiant qu'il a réveillé en Hélène quelques réminiscences d'un passé lointain et d'une douleur jusque-là muette. La mort de son père le 26 octobre 1958, retrouvé dans un fossé dans la section administrative spécialisée(SAS) de Tacheta Zouggara, quelque part dans le département d'Orléans-ville, aujourd'hui Chlef. C'est à partir de là que commencera la longue marche pour la vérité. Une quête éperdue de renseignements sur un personnage qu'elle chérit par-dessus tout et qui fait partie de ces oubliés de la République des droits de l'homme. Tout au long des 693 pages truffées de photos, de PV et autres documents portant la mention « confidentiel », Hélène Erlingsen a reconstitué en 15 années de recherches et d'investigations — 1990-2005 — la véritable histoire de ce sous-officier que fut son père en Algérie. Elle arrive même à décrire avec minutie les circonstances de la mort de son père. C'est une formidable enquête historique sur un drame familial qui surfe également sur les « bas » faits d'armes de la France coloniale, comme la sinistre Bataille d'Alger, et la raclée de Diên Biên Phu. De l'Indochine au Sénégal en passant par le Maroc, l'Algérie et le Canal de Suez, l'auteur raconte, via les destins individuels de jeunes résistants et de jeunes soldats, le sort de toute une génération de soldats abandonnés, sacrifiés et qui tranche avec les incantations d'héroisme des discours officiels de la France. Hélène Erlingsen ne pouvait assurément pas trouver meilleur titre à ces épopées cauchemardesques. Soldats perdus est une plongée dans les ratés des guerres coloniales françaises. Il montre toute crue la triste réalité de la conquête prétendument civilisatrice des populations autochtones. L'auteur y restitue assez fidèlement les souffrances, les privations de ces soldats jetés dans l'arène dont ils n'en pouvaient plus en sortir. Les inconnus au bataillon Preuve à l'appui, Hélène Erlingsen a potassé des centaines de précieux documents — personnels et officiels — et des témoignages qu'elle a pu récupérer lors de ses périples dans les anciennes colonies françaises. Des documents accablants qui donnent à voir une autre histoire des jeunes soldats français et musulmans catalogués dans la rubrique des pertes et profits. Grâce à son métier de journaliste, Hélène Erlingsen exhumera « les restes » d'une France du déshonneur qui arbitrait une terrible guerre fratricide entre Français, Asiatiques, des Nord-africains et Africains. Elle s'arrête sur cet entêtement de la France coloniale à garder jalousement les pays soumis, allant ainsi à contresens du vent de la décolonisation qui a soufflé sur toute la planète. Un entêtement chevillé à un désir irrépressible de restaurer son empire colonial, quitte à marcher sur les cadavres de milliers de personnes. L'auteur a manifestement très mal vécu l'idée que son père et son oncle « morts pour la France » soient des inconnus au bataillon de la République. C'est donc un livre bouleversant, émouvant, mais aussi rageant qui lève un coin du voile sur ce qu'était la colonisation pour ceux qui étaient de l'autre côté de la barrière. C'est-à-dire les défenseurs et les porte-étendards de la République ! Un trésor de documents à même de servir de pièces à conviction dans un procès pour non-assistance à personnes en danger ! * Soldats perdus De l'Indochine à l'Algérie, dans la tourmente des guerres coloniales Editions Bayard