L'autre matin, devant la Cinémathèque d'Alger, je suis stoppé par l'appel de mon nom Azzedine ; je me retourne, c'est Khadra. Surnommée « L'âme de la Cinémathèque » du temps de Boudjemaâ Karèche, cette femme, vive et courageuse, a tenu la salle avec une petite équipe durant les pires années noires du pays, sans broncher un instant. Aujourd'hui, Khadra a pris ses distances. Elle revient quelquefois saluer ses anciens collègues. Elle est actrice. Elle joue dans le film de Tariq Téguia Roma walla Ntouma. Discussion joyeuse avec Khadra puis elle me dit en montrant le Mama en face : « Regarde, ça brille et ici (la Cinémathèque) tout est sombre. » Culture à deux vitesses, c'est inéluctable. On dirait que la Cinémathèque d'Alger est entrée dans la zone de nuisance du ministère de la Culture. C'est dommage, reconnaît Khadra. Il n'y a rien à comprendre. « Par où est le chemin du Sofitel ? » Ali Ghanem n'avait pas besoin de poser cette question. Il le savait. Je l'ai croisé ce jour-là sur le vaste parvis de la Bibliothèque nationale, au Hamma. Il courait presque, il était déjà en retard. « J'ai un déjeuner au Sofitel », m'annonce-t-il avec émotion. A travers mille et un problèmes, il a réussi à tourner son film. Et maintenant, il s'en va humer l'air d'un grand palace algérois et savourer quelques plats... Le cinéaste Ali Ghanem, cigare à la main, peut être considéré comme un gourmet au palais délicat. Il fonce vers le Sofitel, comme il fonçait vers l'« Alhambra » à une époque aujourd'hui révolue où le mythique restaurant était aussi la cantine du cinéma. Cinéastes et journalistes, habitués de la séance de 10h instaurée par Boudj, se nourrissaient d'images chez Bunuel, Godard ou Bertolucci avant d'aller saluer le grand Idir, l'Oscar absolu des maîtres d'hôtels, et passaient tous à la même table. Il y avait une certaine noblesse dans l'ambiance de l'« Alhambra », comparée à la grossièreté des bouis-bouis de nos jours. A cette époque-là, on était plutôt optimiste pour la culture et pour le cinéma algérien. Mais ne soyons pas trop pessimistes. Coïncidence, le même jour encore dans le crépuscule hivernal qui tombait sur Alger, je marchais sur le trottoir à Télemly (aux Sept tournants), quand un ami cinéaste, reconverti en automobiliste dans le rush du soir, m'appela en stoppant sa limousine : « Mon film passe ce soir dans un quart d'heure, au Mougar, il faut que tu viennes. » C'est un cinéaste de notoriété : Djamel Bendeddouche. Là aussi, il n'y a rien à comprendre. Comment se passe la promotion, l'annonce d'une projection d'un nouveau film ? Ni affiches sur les murs, ni photos, ni annonces dans la presse. C'est comme ça que fonctionne l'économie parallèle... Mais on a envie de tirer son chapeau à Djamel Bendeddouche qui est hors de cause dans ce cas d'absence de communication. C'est lui, au volant de sa voiture, au hasard des rencontres, qui annonce la séance. Cela me rappelle, le Festival de Cannes, les cinéastes qui pédalent sur la Croisette, véritables hommes-sandwichs, portant les affiches de leur film sur leur dos : parce que ceux-là n'ont aucun moyen de louer un panneau publicitaire. Djamel n'est pas du genre à aller taper aux portes du Palais de Kouba, vitrine de la culture officielle. Il fait du cinéma d'auteur. Dans le sens où c'est lui qui a fait les recherches historiques, bataillé pour la production, fait la mise en scène (excellente), les castings pour Arezki l'Indigène et apparemment, c'est lui qui doit s'occuper de la distribution et même des projections... Cela étant, son film porte l'emblème haut et fort du cinéma algérien. C'est ça qui compte. Un jour peut-être, le cinéma algérien fonctionnera normalement avec tout l'attirail de la promotion, sans hommes-sandwichs. Cirta-films, boîte privée, a résolu le problème, en habillant en ce moment des murs d'Alger d'affiches et de slogans aveuglants pour des images importées.