Les questions liées au développement des usages de l'internet en matière de globalisation du discours islamiste ont aussi permis de stimulantes discussions lors du colloque de Lyon (voir El Watan des 14 et 21 février). L'examen établi par Dominique Thomas, chercheur à l'Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris (EHESS), est édifiant et rendu en partie par cet éclairage. Depuis septembre 2001 l'information online a propulsé aussi les discours de l'islamisme politique. Votre recherche actuelle porte sur la place occupée singulièrement par la doctrine salafiste. Quelles sont ses dimensions nouvelles ? « De manière plus précise, c'est la prédication et l'information online qui ont pris une place très importante dans l'espace islamique tout entier, en témoigne le nombre de sites présents sur le Web qui se réfèrent aujourd'hui à l'Islam. Du côté des courants salafistes de la péninsule arabe, on observe depuis 2001 qu'Internet a pris une place centrale dans la communication des organisations et des idéologues se réclamant de ouvertement de cette doctrine. Outre la multiplication des paysages audiovisuels dans le monde arabe via les chaînes satellitaires investies par nombre de téléprédicateurs salafistes, les partisans du courant traditionnel liés au pouvoir saoudien se sont également lancés dans compétition du Web avec la création d'une multitude de site et de forums liés aux deux antennes de communication gouvernementale en matière de prédication religieuse : le ministère des Affaires Islamiques, de la Prédication et de la Propagation de la Foi ; la Ligue Islamique Mondiale. Du côté des djihadistes, la chute du régime taliban en Afghanistan marque la perte de son centre de diffusion névralgique. La mouvance al-Qaïda a poursuivi alors son évolution, adoptant une stratégie de communication moderne initiée en grande partie par le retour des anciens combattants d'Afghanistan dans leur pays d'origine. Les militants saoudiens de retour ont parfaitement illustré cette nouvelle stratégie. De nombreux sites affiliés aux réseaux d'al-Qaïda ont été initiés après 2001 depuis le territoire de la péninsule. L'atout principal est que les prêches, la communication de l'idéologie et la formation des militants, issus de la mouvance djihadiste, peuvent être enregistrés, filmés puis rediffusés à l'échelle mondiale. L'autre avantage est de proposer un archivage et une numérisation des prêches salafistes ou djihadistes souvent très appréciés et très demandés par la clientèle Internet proche de ce courant. De même, hormis le courant traditionnel des oulémas, les autres groupes salafistes n'ont que très peu accès au champ médiatique institutionnel, faute de disposer de soutiens étatiques efficaces. Ils vont alors rechercher d'autres moyens de diffusion de leurs discours en exposant leurs idées sur le web. Cette globalisation de l'information leur permet de se constituer une nouvelle clientèle qui n'est plus confinée uniquement sur une scène nationale ou locale. De même, l'activisme online des groupes salafistes a gagné en qualité sur le plan technique. Les militants sont devenus ou se sont reconvertis en ingénieurs informaticiens. On voit ainsi apparaître des logiciels spécialisés dans la confidentialité du transfert des informations, les utilisateurs ont un accès à plusieurs programmes de sécurité qui leur garantit un anonymat sur leur identité et surtout sur l'origine et le contenu de la communication dans un souci d'éviter les surveillances assidues des services de sécurité internationaux. Les chambres de discussions, les forums, les applications d'enregistrement des membres sont devenus confidentiels et nécessitent une inscription sur recommandation. De plus en plus de forums ont restreint l'accès à leur site aux seuls membres inscrits. Ces systèmes sont de bons moyens de propager le message religieux et d'approcher de nouvelles populations. Quelles sont les principales lignes de structuration de ce nouvel espace de prédication que vous avez pu examinées au sein de la multiplication des sites salafistes ? « On observe un grand nombre de sites dédiés aux oulémas de l'école traditionnelle du salafisme, présente en Arabie Saoudite, phénomène normal au regard du statut de ce courant au sein de la monarchie saoudienne. Ces sites diffusent les prêches, les fatwas, les écrits et les ouvrages des représentants de ce courant. Des forums sur la prédication salafiste d'un point de vue piétiste se sont considérablement développés, comme également les autres formes de prédication via les sites de discussions interactives, type MSN Web Messenger. Les internautes connaissent parfaitement les thèmes de certaines chambres de discussions et peuvent s'échanger en temps réel des informations, des positions dogmatiques (fatwas ou avis) sur tel ou tel sujet religieux. L'essor de ce type de prédication ne peut se comprendre sans l'appui financier de l'establishment religieux saoudien et de la monarchie. Les oulémas saoudiens liés au pouvoir ont parfaitement compris le triple objectif de cet outil de communication moderne : diffuser la doctrine salafiste hors des frontières de son influence traditionnelle, contrecarrer sur son territoire les mouvances réformistes et djihadistes par la promotion d'un salafisme piétiste plus ou moins apolitique, et enfin entrer dans une compétition idéologique pour la diffusion des produits symboliques avec d'autres courants concurrents comme celui des Frères musulmans ou du Tabligh, très présents également sur les territoires périphériques de l'Islam. Cependant, les cheikhs salafistes traditionnels sont loin d'avoir été les précurseurs en la matière. Au contraire, on remarque qu'ils ont été plutôt en retard dans ce domaine. Le site du ministère des Affaires Islamiques est encore récent, datant d'à peine 2005. Auparavant seule la section régionale de Médine disposait d'un site répertorié ministère. Le Conseil des Grands Oulémas, la plus haute institution religieuse de la monarchie ne dispose même pas de site officiel. C'est le cas également des centres de prédication et de propagation de la foi (Markaz al-Daawa wal-Irshad) qui sont les centres principaux dans la diffusion du discours religieux. Les djihadistes saoudiens sont régulièrement cités par des activistes de différents terrains du djihad, de la Tchétchénie au Cachemire, en passant par l'Irak et l'Arabie Saoudite. Cette notoriété acquise est due essentiellement à Internet. Plusieurs sites sont devenus de véritables références et ont été lancés depuis le territoire saoudien. Il s'agit en particulier du Centre d'Etudes et de Recherches Islamiques fondé par des militants saoudiens liés à la mouvance al-Qaïda, dont le plus influent était Youssef al- Ayeeri. Cette prédication online permet aussi pour les djihadistes d'instaurer des débats, sous la forme de textes religieux contradictoires (munâzharât), de manière à concurrencer ou délégitimer les prédicateurs salafistes traditionnels souvent accusés d'être trop liés aux autorités étatiques ».