La situation des libertés démocratiques au sein de l'université algérienne ne peut pas être abordée sans relation avec les évènements qui touchent la société toute entière depuis maintenant plus de dix ans. Depuis la fin des années 1980, en effet, la société algérienne est entrée dans une crise profonde qui affecte tous les secteurs d'activité et toutes les formes de relation et de représentation ; une crise politique et institutionnelle certes, mais aussi une crise idéologique et symbolique. L'un des éléments qui nous permet de mieux comprendre le contexte dans lequel nous situons notre approche est le fait que le système politique algérien est entré dans une phase que l'on pourrait globalement considérer comme celle du passage d'une économie administrée et d'un régime de parti unique vers une économie de type libéral et un régime de multipartisme. Cette transition qui s'est effectuée à pas forcés a été, et est toujours, accompagnée par le recours à la violence autant physique que symbolique. L'enjeu principal de ce recours à la violence est de renégocier globalement les rapports de pouvoir. Pour autant que l'université représente un lieu de production des savoirs, d'expression et de diffusion des idées, elle se trouve, à un degré ou à un autre, impliquée comme enjeu mais aussi comme acteur et comme relais dans les luttes pour le pouvoir. Il y a pourtant lieu de préciser que, dans la confrontation des forces en compétition pour le monopole de la violence légitime, l'université apparaît comme un ventre mou, un élément marginal, une réserve plutôt qu'un poste avancé sur le front de la confrontation. Cela ne l'empêche pas cependant de compter parmi ses rangs des victimes, soit du camp du pouvoir en place, soit de celui du contre-pouvoir. Une autre précision importante est que, dans l'ensemble, les atteintes à l'intégrité physique ou morale des universitaires et les atteintes à leurs droits fondamentaux ne les ont pas ciblés en leur qualité d'universitaires mais comme représentants de courants d'idées ou de courants politiques, ou encore en leur qualité de supposés agents du pouvoir. Par conséquent, on ne peut pas considérer la plupart des atteintes dont ils ont été l'objet comme des atteintes aux libertés académiques au sens strict du terme. En un mot, leurs droits n'ont pas été plus touchés que ceux des autres catégories ou couches sociales. I. 1. Assassinats et tentatives d'assassinat Avant d'aborder la question des libertés académiques proprement dites, il me semble important de signaler les atteintes aux libertés fondamentales et à la première d'entre elles, le droit à la vie. Si nous prenons en considération les noms des universitaires qui ont été l'objet d'assassinats ou de tentatives d'assassinat entre 1992 et 1999, trois catégories semblent se dégager : la première est constituée d'enseignants connus pour leur appartenance ou leur obédience communiste, socialiste ou plus généralement laïcs de gauche. Ils sont de toutes les régions du pays et enseignent dans diverses disciplines, en sciences humaines comme en sciences exactes. Abderahmane Fardheb (Pr de sciences économiques, université d'Oran), Benaouda Bakhti (Pr de Lettres et sciences humaines, université d'Oran), tous deux assassinés ; Mme Khadidja Aïssa (Pr à l'Institut national d'agronomie) assassinée comme son collègue Youcef Sebti (lui aussi Professeur à l'Institut national d'agronomie d'Alger) à l'intérieur même de l'enceinte universitaire. Abderahmane Belazhar (agent administratif et syndicaliste, université de Constantine), assassiné. Zoheïr Bessa (Pr à l'Institut de planification et de statistiques, université d'Alger) grièvement blessé. Une deuxième catégorie est celle que l'on pourrait classer parmi les universitaires et intellectuels prônant la défense des libertés culturelles, comme le Pr Rabah Stambouli (Institut d'interprétariat, universités d'Alger et de Tizi Ouzou), assassiné. Une autre catégorie d'universitaires et chercheurs de renom se caractérise par le fait qu'elle a été en charge d'institutions de recherche ou de postes gouvernementaux : Djilali Liabès (Pr de sociologie, directeur du Centre de recherche en économie appliquée pour le développement, membre de l'Institut national des études stratégiques globales, ex-ministre de l'enseignement supérieur), assassiné. M'hamed Boukhobza (Dr en statistiques, ex-directeur de l'Association algérienne de recherche en démographie et statistique, directeur de l'Institut national des études stratégiques globales), assassiné. Une dernière catégorie est représentée par les universitaires connus pour leur appartenance ou leur obédience islamiste : Mohammed Chalbi (Pr à l'Institut des études politiques, université d'Alger) d'obédience Hamas (islamiste modéré) blessé. Mohammed Saïd (Pr à l'Institut des études juridiques, université d'Alger), membre du conseil consultatif du Front islamique du salut (FIS), considéré comme un des fondateurs du Front islamique pour le djihad armé (FIDA) qui a revendiqué la plupart des assassinats d'intellectuels, assassiné après avoir rejoint les maquis du Groupe islamique armé (GIA). I. 2. Atteintes aux libertés d'appartenance ou d'expression En dehors de ces atteintes les plus graves aux libertés fondamentales de l'individu, d'autres atteintes ont été enregistrées qui relèveraient plus des franchises universitaires au sens large. Certains universitaires d'appartenance ou d'obédience islamiste ont été victimes d'interpellations à l'intérieur même du campus, comme le Pr Miloud Sefari, directeur de l'Institut de sociologie de l'université de Constantine ou le Pr X, directeur de l'Institut de sociologie de l'université de Blida. D'autres professeurs plus ou moins proches du FIS ont été arrêtés et emprisonnés, mais pour des motifs qui n'étaient pas liés à leur activité académique proprement dite. Le cas le plus célèbre est celui du Pr Abbassi Madani (Institut des sciences de l'éducation, université d'Alger), président du FIS, arrêté et emprisonné. Dans la catégorie des atteintes graves aux droits d'expression, nous pourrions citer le cas très médiatisé de Ali Bensaad, Pr à l'Institut des sciences de la terre de l'université de Constantine, qui a été radié des cadres de l'université par le recteur de l'université sur injonction du responsable de la Sécurité militaire algérienne pour avoir publiquement déclaré son opposition à toutes les formes de dictature. Accusé d'appartenance à un groupe terroriste et condamné à mort par contumace pour un meurtre qu'il n'a pas commis, il a été innocenté par décision de la Cour suprême qui a établi son absence du pays au moment des faits qui lui étaient incriminés. Toujours dans ce domaine, nous devons mentionner le fait qu'à plusieurs reprises et dans plusieurs régions du pays, des menaces ont été adressées aux enseignants par des groupes islamistes armés, soit par voie d'affiches placardées dans les mosquées, pour tenter de les obliger à arrêter les cours. I. 3. Les atteintes aux franchises universitaires Depuis le début des années 1980 et jusqu'à 1995-1996, dans la plupart des campus, des groupes d'obédience islamiste ont tenté d'exercer leur contrôle et d'imposer des règles de conduite aux étudiants et, parfois, même aux enseignants. Dans certains établissements comme l'Ecole normale supérieure d'Alger, la bibliothèque a été transformée en salle de prière et les livres ont été déménagés dans le foyer culturel qui servait précédemment de lieu pour les débats et les activités artistiques. Des salles de prière, à l'intérieur du campus, ont été transformées en mosquées ouvertes aux habitants des quartiers environnants pour des rassemblements publics (faculté centrale d'Alger). Depuis ces salles de prière, transformées en dépôts de livres religieux, des directeurs de conscience (murshid) orientaient et conseillaient les étudiants pour contrer leurs enseignants lors de leurs conférences. Des pressions ont été exercées sur l'administration des établissements pour supprimer la mixité dans les restaurants universitaires. Dans certains campus, toute activité n'entrant pas dans le cadre des options affichées par les organisations islamistes était interrompue par la menace ou l'usage de la violence. Mais l'atteinte aux franchises universitaires et aux libertés fondamentales des individus n'a pas été le fait des seuls islamistes. L'administration des universités a créé un service de vigiles supposé protéger la communauté universitaire des menaces pesant sur leur sécurité. Ces vigiles se sont vite transformés en police des mœurs. Comme le signale un quotidien national (El Watan du 29 décembre 1998) : “Selon les étudiants rencontrés, une pression sans égale est exercée sur les couples par des agents de la sécurité et des policiers en civil. À leurs dires, les couples universitaires ne peuvent se promener normalement dans les allées de l'université, se mettre sur un banc ou s'installer dans une salle de cours vide sans qu'un commis du rectorat "pointe son nez" pour leur confisquer cartes d'identité et autres papiers personnels.”Ces mêmes vigiles ont été utilisés pour entraver les libertés syndicales et ont porté systématiquement atteinte dans de nombreux campus au droit de réunion et d'expression des enseignants syndiqués. II. Les effets pervers de la globalisation Sans trop nous étendre sur les aspects économiques de la crise qui touche la société algérienne, nous pouvons dire très rapidement que les exigences du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale ont entraîné une série de mesures de restrictions dans les budgets de fonctionnement et d'équipement de l'Etat algérien. L'un des secteurs les plus touchés a été, sans conteste, l'enseignement supérieur et la recherche scientifique. Dès le début des années 1980, les fonds servant à l'achat des ouvrages, au renouvellement et à l'entretien des collections, à l'abonnement aux revues spécialisées et à l'équipement des laboratoires ont été réduits de manière draconienne. Cela s'est produit au moment même où arrivaient à l'université les cohortes issues du baby-boom de l'indépendance. Immédiatement et pour longtemps s'est produit un déséquilibre entre les effectifs admis à l'université et les moyens humains, pédagogiques et matériels destinés à les accueillir. Dans un article de Libre Algérie (n°13, mars 1999), un journaliste signale que “toutes disciplines confondues, nous avons 1 enseignant pour 23 étudiants et 1 enseignant de rang magistral pour 150 étudiants. Les normes internationales […] sont respectivement de 1 pour 12 et 1 pour 80”. Indépendamment des réactions individuelles ou collectives, violentes ou pacifiques au traitement dont les universitaires ont été l'objet, il nous semble que le tableau de l'évolution des effectifs universitaires durant ces dix dernières années est très éloquent. Il résume à lui seul la fracture subie par l'université. Ce tableau traduit essentiellement une hémorragie très importante, subie notamment en 1994-1995, qui prive l'université d'une grande partie de son encadrement magistral. Entre l'année universitaire 1989-1990 et l'année 1998-1999, pour un effectif étudiant qui est passé de 300 000 à 384 000, le corps des professeurs et maîtres de conférences a évolué de la façon suivante : Années/Effectifs : 1989-90/801 ; 90-91/875 ; 91-92/888 ; 92-93/896 ; 93-94/830 ; 94-95/772 ; 95-96/867 ; 96-97/900 ; 97-98/936 ; 98-99/1 071. Ce déséquilibre flagrant de l'évolution globale des effectifs étudiants et enseignants s'est poursuivi au cours des années suivantes. Un article récent paru dans la presse rappelle que la contribution de l'Etat au financement de la recherche n'a jamais dépassé les 0,2% du PIB. Elle reste inférieure à la moyenne africaine qui est de l'ordre de 0,38% ou des pays en développement qui est de 0,5%. À cette surcharge des effectifs qui pèse sur les enseignants vient s'ajouter l'érosion du pouvoir d'achat de leur salaire et donc leur inexorable appauvrissement relatif. À la dégradation des conditions pédagogiques et des conditions de vie, s'ajoute la perte de leur pouvoir de contrôle sur les cursus universitaires, les carrières et sur les critères de passage aux différents cycles de graduation et de post-graduation. En juillet 1996, un groupe d'enseignants de l'Institut de droit de l'université d'Alger se plaignait de l'ingérence de l'administration de tutelle et d'autres centres de décision extra-universitaires dans l'inscription au concours de magister. Après enquête, il s'est avéré que des étudiants ont été dotés de dérogations par l'administration de tutelle pour accéder à la post-graduation sans passer de concours. Parmi eux, des étudiants n'avaient jamais suivi de cours de droit. Enseignement de masses, infrastructures surchargées, encadrement inadapté et sous-qualifié, équipements insuffisants et obsolètes, documentation pédagogique et scientifique rarement disponible, inaccessible à la masse des étudiants et souvent dépassée. Tels sont les effets pervers du Plan d'ajustement structurel imposé par les institutions financières internationales et prolongé par la gestion désastreuse du budget de l'Etat. III. Nouvelles formes d'atteinte aux libertés démocratiques De nouvelles formes d'atteinte aux libertés académiques ou à celles des universitaires sont apparues au cours de l'année 2000 et ce, sous le régime de Bouteflika. Au cours du mois de juillet, plusieurs affaires ont défrayé la chronique. La première est celle du président de la République lui-même qui, au cours de sa visite à Oran, est allé au-devant des universitaires qui manifestaient dans la rue pour faire entendre leurs revendications. Celles-ci touchaient aux conditions déplorables qui leur étaient faites par les autorités en matière de logement. Apparemment irrité par autant d'audace, il est allé agripper par le col de sa veste un représentant syndical de ces enseignants et l'a fortement secoué. Malgré les excuses présentées publiquement le jour même par le Président, l'incident a laissé des traces dans les esprits des universitaires, car il montrait avec évidence le manque de respect dans lequel les tenaient les plus hautes autorités du pays. Si le Président lui-même pouvait se permettre de telles brutalités, la voie de l'atteinte à l'intégrité physique des enseignants et, à travers eux, à tous les citoyens, pouvait être ouverte à toutes les autres autorités comme aux agents de l'Etat. Si ce premier incident peut être considéré comme un simple fait divers, plus politique est l'arrestation de deux professeurs de l'université pour des motifs qui restent obscurs ou peu convaincants. Le premier est le Dr Mohand Ameziane Aïnouche, ancien membre du Conseil national de transition, du Rassemblement patriotique national et membre du Front démocratique, parti fondé par Sid-Ahmed Ghozali (ancien P-DG de Sonatrach, ancien ministre et Premier ministre). Ce professeur de l'université des sciences et techniques de Bab-Ezzouar (USTHB) a eu la malencontreuse idée de tenir, lors d'une réunion politique organisée par son parti, des propos ironiques à l'encontre du président de la République. Interpellé puis incarcéré pour diffamation et atteinte à corps constitué, il a été condamné, après appel, à trois mois de prison ferme. L'autre universitaire est le Pr Ali Mebroukine, enseignant à l'Ecole nationale d'administration, expert en droit international et ancien chargé de mission auprès du président Zeroual (1994-1996). Le 27 mai 2000, il est arrêté à sa descente d'avion à l'aéroport d'Alger et transféré à la prison militaire de Blida. Il venait de participer à un colloque sur “Les personnalités d'avenir”, organisé par le Centre d'analyse et de prévision dépendant du ministère des Affaires étrangères français. Pour autant que l'on sache, plusieurs griefs pesaient contre lui dont celui de la divulgation de secrets d'Etat. Dans ce dernier cas, il est difficile de faire la part entre les atteintes aux libertés académiques, le règlement de comptes entre groupes antagonistes du pouvoir et le délit qualifié réprimé par la loi. Les universitaires sont choyés et traités comme de bons auxiliaires tant qu'ils rendent les services que leur demandent les appareils d'Etat. Ils deviennent subversifs et dangereux pour peu qu'ils prennent quelque libertés dans le choix de leurs propos ou de leur auditoire. Le dernier cas d'atteinte aux libertés académiques ne souffre, lui, d'aucune équivoque. C'est le cas du Pr Rabah Belaïd de l'université de Batna. Ce professeur d'histoire au département des sciences politiques de la capitale des Aurès s'est voulu l'initiateur d'un colloque sur Messali Hadj, une figure très contestée du mouvement national algérien. Le comité scientifique du département de sciences politiques a donné son accord et l'a nommé président du comité d'organisation du colloque. Peu de temps après que la nouvelle fut rendue publique, le parti du FLN et la section locale de l'Organisation nationale des moudjahidine qui lui est plus ou moins affiliée ont déclaré leur hostilité à la tenue d'une telle manifestation. Bien que le colloque ait obtenu l'aval de la présidence de la République, il y a de fortes chances qu'il ne se tienne jamais dans l'université de Batna. IV. Conclusion Pour conclure, nous dirons qu'une atteinte aussi massive à l'intégrité physique et morale de l'institution académique ne peut pas ne pas provoquer un traumatisme agissant de manière négative sur la capacité des universitaires à mener des luttes démocratiques ayant un impact réel sur la société. Les tendances qui s'étaient faites jour dans les précédentes années se sont confirmées, et ce n'est pas la baisse de la pression terroriste sur les universitaires qui a pu changer quoi que ce soit aux atteintes répétées à leur dignité et à leur sécurité, dans et à l'extérieur des campus. Un des problèmes les plus cruciaux est la ligne qui, aux yeux des autorités étatiques comme des partis politiques d'opposition, sépare le travail académique de la prise de position dans des affaires à forte charge politique ou sécuritaire. D. D. (*) Université d'Alger