Qu'il est pénible d'être forcé au partage du choix hypocrite des tyrans arabes ! Invité au Salon du livre de Paris, où je dois signer mon dernier livre, j'ai décidé de ne pas m'y rendre, mais de grâce, ne voyez dans mes modestes motivations aucun lien avec les immenses escobarderies des dirigeants arabes et de ces organisations d'éditeurs satellisées que je vois même s'éprendre d'une affection soudaine pour le poète israélien Aaron Shabtaï ! Ah, mais si Aaron Shabtaï était Tunisien ? Il subirait le sort de Toufik Ben Brik, exilé dans son propre pays ou pire celui de, Mohamed Abbou, deux ans au pénitencier du Kef, les agrafes sur la bouche, pour avoir dénoncé le régime de Ben Ali. Et si Aaron Shabtaï était Syrien ? Il serait, comme Michel Kilo, dans une sombre prison damascène pour avoir rêvé de la paix au Liban. Et s'il était Libyen, Saoudien ou Soudanais ? Aaron Shabtaï serait embastillé dans le désert comme tous les proscrits de ces dictatures arabes, où le délit de dire est réservé aux âmes pécheresses et celui de se taire aux commis du régime. Mais le poète est Israélien, ce qui l'autorise à écrire librement ceci à propos de son pays, Israël : Le signe de Caïn n'apparaîtra pas Sur le soldat qui tire Sur la tête d'un enfant Depuis une colline au dessus de l'enceinte Autour du camp de réfugiés Le poète est Israélien, ce qui l'autorise à écrire ceci, toujours à propos de son pays, Israël et du choix du Salon international du livre de Paris, qui s'est ouvert hier, d'en faire l'invité d'honneur à l'occasion de ses 60 ans : « Je ne pense pas qu'un Etat qui maintient une occupation, en commettant quotidiennement des crimes contre des civils, mérite d'être invité à quelque semaine culturelle que ce soit. Ceci est anti-culturel ; c'est un acte barbare travesti de culture de façon cynique. Et je ne veux pas, moi, y participer. »Depuis, le poète israélien a gagné la soudaine et encombrante sympathie des dictatures arabes qui boycottent le Salon de Paris et celle de l'obligeante communauté d'éditeurs qui leur est asservie. « Regardez, même Shabtaï… ». Ah mais ce choix est celui d'un esprit libre ! Que n'avez-vous, Majestés, encouragé la floraison d'autres Shabtaï chez vous, puisque l'Israélien vous épate tant ? Et puisque vous n'avez pas vocation à cultiver des Shabtaï, au moins, ne trucidez pas ceux qui aspirent à le devenir ! Quel régime arabe, parmi ceux qui applaudissent aujourd'hui le choix du poète, aurait toléré qu'on le compare aux incendiaires de Guernica ?C'est dire à quel point il est pénible d'être forcé de partager le choix fourbe de nos autocraties arabes et de leurs offices qui se réclament, pour les besoins de la propagande, de valeurs, qu'elles sont les premières à combattre ou à mépriser. Je n'irai pas au Salon de Paris pour ma propre colère. Et je n'aime que les colères nues. Je trouve celle du Syndicat algérien des éditeurs de livres, un brin captieuse, quelque peu orientée et en tout cas, assez inhabituelle pour prêter à méfiance. Justifier le boycott par le refus de cautionner « la dérive idéologique » du Salon de Paris c'est bien, mais que ne l'a-t-on fait lors de « la dérive » du Salon d'Alger, quand se pratiquait, il y a six mois à peine, l'autodafé d'un livre algérien ? Et que ne s'était exprimée cette aptitude à l'indignation quand la « dérive » frappait l'écrivain tunisien, Toufik Ben Brik, renvoyé d'Alger, le mois dernier, à la demande du président Ben Ali ?Et puis, cette indignation est suspecte par le fait même qu'elle se laisse tracter par une hypocrite surenchère verbale des régimes arabes à propos d'Israël. Hypocrite, parce qu'elle nie un fait incontestable l'existence d'Israël et sa reconnaissance par la Palestine, hypocrite parce qu'elle masque un mouvement diplomatique souterrain arabe qui se dirige vers la normalisation avec Tel-Aviv et dont l'Algérie est une des actrices principales. Aussi, je n'emprunterai pas ma colère aux cercles de l'imposture arabe, mais plutôt à celles de confrères israéliens, ceux du quotidien Haaretz, que je trouve plus authentique. Haaretz qui appelle au boycott du Salon de Paris, parce qu'il juge indécent que « des écrivains israéliens viennent à Paris recevoir des honneurs pendant que des mères palestiniennes restent coincées dans le froid aux check-points ». Haaretz, dont les journalistes venaient d'être acculés à cette terrible observation : l'armée israélienne a tué en deux jours plus de Palestiniens que les roquettes du Hamas n'avaient tué d'Israéliens pendant des mois et des mois ! Oui, on ne saurait prendre part à un Salon qui glorifie un Etat, au moment même où il extermine des enfants ! C'est tout. Quel écrivain peut supporter d'avoir accompagné un jour, une heure, par son silence, le sanglot d'un orphelin ? Cela me paraît une idée si insoutenable que je m'étonne que des écrivains irréprochables aient cru judicieux de défendre le diable et les incendiaires de Guernica. J'aurais aimé n'avoir jamais lu Marek Halter comparant, dans Le Monde, le boycott à un autodafé ou notre irremplaçable Boualem Sansal plaidant pour l'indifférence dans Le Figaro. Dommage pour Paris ? Mais Paris a toujours été le mémorial des contrats insensés avec l'avenir, même quand nous avions l'âge du gamin de Ghaza et que les avions de Bigeard bombardaient nos hameaux décharnés. Nous ne savions pas que notre délivrance allait venir aussi de plumes opiniâtres qui, à Saint-Germain, sous le nom de Simone de Beauvoir défendant Djamila Boupacha ou aux Buttes-Chaumont, dans les bibliothèques de Maspero et des « 121 » dénonçant Massu, sur les pupitres de Montmartre, ceux des Lettres Nouvelles de Maurice Nadeau et des Editions de Minuit de Jérôme Lindon, ont choisi de nous faire un signe de la main qui isolait le bourreau. On était gamins et on ne savait pas. Mais depuis, on l'a su. Auteur algérien Directeur du quotidien Le Matin (Algérie) suspendu depuis 2004