Qu'il vous raconte une petite histoire pour agrémenter son propos ou encore qu'il vous résume oralement le livre qu'il vient à peine de terminer, Djilali Khellas ne peut s'empêcher de faire le détour du terroir tant le côté anecdotique prime chez lui. Assurément, son dernier roman, La joie des yeux, paru récemment chez Casbah Editions, fait partie de ce grand projet qu'il n'a cessé de caresser depuis des années, celui de faire l'historique, dans un roman fleuve, du monde de la paysannerie dans sa région natale. Il lui avait même choisi, à l'origine, un titre apparemment définitif : Epopée de la vallée fertile. A l'image d'Ulysse rentrant chez lui après une longue errance maritime ou du personnage de Balzac, le colonel Chabert, trahi par les siens après avoir guerroyé en Russie, son personnage principal, Lekhal, qui a été parmi les premiers combattants pour la liberté de l'Algérie, revient chez lui avec la ferme volonté de profiter de son lopin de terre, appelé coquettement « la joie des yeux ». Romantique comme tous les véritables révolutionnaires, il ne s'aperçoit pas que les temps ont changé, que les rapaces n'ont eu de cesse de convoiter son petit arpent du bon Dieu. Ce n'est pas tant l'histoire qui compte dans ce roman, mais bien le type de narration auquel Djilali Khelas a recours. Il va directement au but, même s'il lui arrive de s'attarder, çà et là, sur tel détail ou autre avec la démarche d'un flâneur. Parfois, le côté proprement narratif cède la place, volontairement, à des dialogues incisifs pris sur le tas, et ce n'est pas chose facile lorsqu'il s'agit de se livrer à la transposition du dialectal algérien vers l'arabe classique. Sans chercher des équivalences linguistiques toutes faites, Djilali s'emploie, dans le corps de son roman, à donner à la verve du parler populaire algérien un véritable statut littéraire, car il sait, à l'instar de tous les romanciers du monde arabe, quelle perte sèche surgirait automatiquement en mettant de côté le génie créateur populaire. Lekhal, ne parvenant donc toujours pas à mettre de l'ordre dans sa propre vie ni dans celle de son entourage direct, décide de mettre un terme à sa vie d'une balle de sa vieille mitraillette au fond de sa gorge. Est-ce là une manière de porter un jugement définitif sur une révolution agraire qui a mal tourné ? Sur ce chapitre, toutes les lectures sont possibles, surtout lorsqu'on a affaire à un homme qui se sent floué, trahi par les siens. En fait, et c'est là un avis bien personnel, Djilali Khelas exprime d'abord, à travers ce roman, sa grande passion de l'écriture. De quoi celle-ci est constituée ? Pourquoi la partie cachée de l'iceberg est bien plus importante que celle qui s'offre aux regards des navigateurs et des océanographes ? Bien sûr, répondre à de telles interrogations n'est pas de son ressort, dès lors qu'il s'agit, pour lui, de se faire l'interprète d'un état d'âme dans un lieu déterminé et à un moment précis. Il n'y a donc pas une si grande distance entre lui et le grand John Steinbeck qui avait dit, un jour, à son propre éditeur avec ces mots simples qui atteignent des profondeurs abyssales : « Un romancier est avant tout quelqu'un qui a une plume à la main et une histoire à raconter ! »