Bangkok est une ville fleurant bon les senteurs, les effluves et autres fragrances relevées. Dans l'actualité récente de Bangkok, capitale de la Thaïlande, il y a eu, rappelons-le, un coup d'Etat. Bangkok (Thaïlande) : De notre envoyé spécial L'armée a déployé des blindés aux carrefours et déposé le Premier ministre, Thaksin Shinawatra, businessman multimillionnaire, accusé de corruption. Ce dernier a trouvé refuge à Londres et en a profité pour acheter une célèbre équipe de football locale. Sans tirer un seul coup de feu, l'armée a ainsi rassuré les investisseurs étrangers et a promis des élections. Le nouveau pouvoir a honoré ses promesses. Mais ce qui semblait impensable, arriva : le parti de Shinawatra a remporté les élections et, est revenu au pouvoir. L'ancien dirigeant est rentré à Bangkok accueilli à l'aéroport par des milliers de Thaïlandais. Il a promis de ne plus faire de politique, et en attendant son procès, repart à Londres pour veiller sur ses footballeurs... La Thaïlande est un pays sympathique mais politiquement hétérodoxe ! On n'a jamais vu cela ailleurs. Dans n'importe quel autre pays d'Asie, sans parler de l'Afrique qui se déchire continuellement, une situation pareille aurait dégénéré en une explosion de violence inouïe, aux Philippines, au Bangladesh, au Sri Lanka ou ailleurs encore... Les Thaïs (90% sont bouddhistes, donc plus ou moins zen) ont continué avant, pendant et après le coup d'Etat une vie des plus normales et les embouteillages de Bangkok en ce mois de mars sont toujours aussi remarquables. En Thaïlande, plus qu'ailleurs, on a l'art du compromis. Ou du moins on essaye. Cela ne veut pas du tout dire que le pays ne connaît pas de corruption, d'évasion fiscale, de trafic de drogue, de fraude électorale ou d'attentats kamikazes dans le sud musulman. Mais à Bangkok, la cité des anges et de la démesure, il y a une réelle quête de sérénité. Les gens ici, ne semblent pas se compliquer la vie à dessein. La nuit, post-coup d'Etat, les enseignes lumineuses de Bangkok flamboient et on a l'impression que la ville tout entière, oubliant la politique politicienne et les querelles des partis, est livrée aux senteurs, aux odeurs qui s'échappent des restaurants installés sur les trottoirs. Des gens de tout âge font la chaîne devant les braseros. C'est l'heure fatidique où tout Bangkok déguste l'inévitable plat de curry. Bangkok est de loin, la ville où l'on mange le mieux dans le monde. Je dîne souvent dans les restaurants (à la sauvette) du marché populaire de Thonburi. On y sert des plats au curry parfumés, goûteux, subtils, forts, explosifs. Le curry thaï d'une couleur rouge est un choc gustatif inoubliable. Une aventure culinaire garantie. Bangkok est une ville « spicy » et fière de l'être. En Thaïlande, on raconte que le curry est une nourriture pour les dieux. On faisait des offrandes avec des plats au curry. Leurs recettes culinaires datent d'au moins cinq siècles avant J.C. Comme « Ras el hanout », le curry (Les Indiens disent kari) est un mélange d'épices. Un mélange de menthe, de citronnelle, de coriandre, de piments et de basilic rouge... Il existe le green curry, le red thaï curry, le yellow thaï curry, le seafood curry et d'autres sortes encore. A quelque chose malheur est bon : le coup d'Etat n'a eu aucune conséquence grave. Plus que jamais Bangkok est trépidante et gaie la nuit. Dans tous les quartiers on voit des cuisinières poussant leur charrette remplies de plats succulents. La nuit est livrée à l'emprise du curry. Du monde entier des chefs prestigieux débarquent ici, pour connaître l'art de mélanger les épices et de préparer le curry. Réciproquement, les « cooks » thaïs parcourent la planète pour enseigner leurs savoir. Il y aurait 1500 restaurants qui servent du curry thaï, rien qu'en Grande-Bretagne, pour améliorer aux Anglais leur cuisine particulièrement médiocre. Mais le cynisme typique du pouvoir à Londres a renforcé les restrictions sur les visas, ce qui pose un problème aux chefs thaïs, soucieux d'investir la scène culinaire anglaise. Bangkok négocie actuellement cette question avec Londres. Il y va pour Bangkok de défendre, face à la calamiteuse globalisation alimentaire, la dignité du curry thaï. D'où l'idée, très sérieuse, lancée ces jours-ci, à Bangkok : de la création d'une sorte d' OPEC (organisation des pays exportateurs de curry...), pour défendre les intérêts des pays d'Asie fournisseurs d'épices et le droit de leurs chefs à servir leurs délices où bon leur semble. Le lundi 17 mars et sur cinq colonnes The Nation, un quotidien de Bangkok a publié un article de Kavi Chongkitavorn, analyste très sérieux intitulé : Curry nations must unite to save the spice ! Le premier épisode de la guerre du curry est ainsi lancé avec le savoureux humour qui caractérise les Thaïs. Comme le pétrole, le curry est en passe de susciter des grandes passions, des spéculations planétaires, des échanges boursiers, des controverses et peut-être aussi des accords internationaux sous l'égide des Nations unies. Moi, pendant ce temps-là, je prends ma place dans la file qui s'étire devant un boui-boui du marché Thonburi de Bangkok. Comme dans un cinéma permanent, il n'y a pas d'heure pour s'offrir un bon curry.