Alors que le pouvoir de Hosni Moubarak tente de donner l'impression d'être imperturbable, les élections locales, qui ont eu lieu hier sur fond d'émeutes et d'arrestations massives suite à la grève de dimanche dernier, consomment la rupture entre la société et le pouvoir et sonnent le tocsin de troubles dont les conséquences restent encore inconnues. Le Caire : De notre envoyé spécial La grève du pain et de la liberté, à laquelle avait appelé un conglomérat d'organisations, a eu un suivi mitigé, selon des observateurs, mais inhabituellement, Le Caire n'était pas, dimanche dernier, la fourmilière qu'elle est toujours. Même si beaucoup de leaders politiques, ainsi que les canaux officiels ont misé sur l'échec de la grève, et malgré l'avertissement du ministère de l'Intérieur, annoncé la veille sur les chaînes de télévision, la fébrilité habituelle de la mégapole avait cédé, ce jour-là, à un calme relatif. Le mouvement, parrainé par des organisations telles que Kifaya, Les étudiants socialistes et Enseignants sans syndicat, avec l'implication, depuis sa cellule, de Aymen Nour, le plus charismatique des prisonniers politiques, visait à crier fort la misère qui assiège les Egyptiens et la faim qui touche de larges couches, notamment avec la pénurie du « aïch » (le pain égyptien) provoquée par la spéculation sur la farine. La grève est venue aussi manifester la solidarité avec les ouvriers de l'usine textile d'El Mahalla qui ont organisé dimanche un débrayage largement suivi pour demander l'augmentation de leurs salaires et un SMIG à 1200 livres égyptiennes, équivalent à 220 dollars. Dans ce complexe industriel de 24 000 ouvriers, la grève a été largement suivie après la rotation de 16h, mais le face-à-face avec les forces antiémeute a dégénéré et s'est terminé avec des dizaines de blessés et des centaines d'arrestations, selon le bilan de dimanche, après un échange de tirs, où la police a usé de bombes lacrymogènes. Plusieurs foyers de feu ont été enregistrés dans la capitale, le jour suivant aussi. Le dispositif répressif imposant n'a pas empêché des militants démocratiques d'organiser des sit-in et des marches, notamment devant le siège du bâtonnat et la place de la Libération. Le mur de la peur, créé par la junte au pouvoir et un système des plus bureaucratiques et corrompus, semble s'être lézardé davantage. N'importe quel chauffeur de taxi peut vous le confirmer, car il suffit d'évoquer « El Houkouma » ou le sujet de la cherté de vie, accentuée récemment par la montée des prix sur les cours mondiaux, pour voir les langues se délier et traiter de tous les maux le système de Moubarak.Sur le net aussi, la grève et la désobéissance civile, de façon générale, ont eu un écho remarquable. Grâce aux fameux blogs indépendants au ton libre et acerbe, tel le blog « la conscience égyptienne » de Wael Abbas, le mot d'ordre de grève a fait son effet. C'est aussi le constat de la presse non gouvernementale, qui comprend, entre autres, Nahdat Misr, Ad Doustour et Al Wafd, qui a commenté, lundi et mardi, sur ses unes, le suivi de la grève et les événements saillants qui l'ont accompagnée. La plupart d'entre eux ont relevé la réussite de la grève, malgré l'absence des partis politiques, et surtout de l'organisation des Frères musulmans, qui ont choisi de ne pas joindre leurs efforts à ceux du mouvement citoyen. Des élections gagnées d'avance De larges pages ont été consacrées à des reportages-photos sur la protesta à El Mahalla, montrant les affrontements, les rues et les édifices saccagés et des émeutiers blessés. Au siège de l'Association égyptienne de soutien à la démocratie, qui est aussi celui du Centre égyptien de développement et des études pour la démocratie, c'est le branle-bas de combat. Une trentaine de personnes s'active à s'acquitter de tâches, aussi délicates les unes que les autres, pour contrôler l'élection locale en ce jour du lundi 7 avril. Ces organismes indépendants, financés par des fonds américains, mènent leur combat depuis 1997 pour redonner confiance aux Egyptiens envers les élections et les convaincre de participer dans la vie démocratique, en veillant à créer davantage de transparence dans l'opération électorale grâce à la surveillance. En dix ans de pratique, ces organisations ont pu s'imposer comme un partenaire incontournable, et grâce à un travail bien orchestré, ils ont pu, à partir de 2005, opérer un pas qualitatif dans le contrôle des élections. Dans les bureaux de l'association, des agents collés aux téléphones portables veillent à reporter les violations signalées par les 4700 surveillants, disséminés à travers les bureaux de vote. Les tableaux qu'ils doivent remplir serviront à la rédaction de rapports sur les cas de violation. Aux antipodes de cette conviction de l'utilité de voter pour participer à la vie démocratique et au changement, d'autres forces politiques ont boycotté le rendez-vous électoral. Après les partis progressistes, dont les candidats ont été exclus au départ par le pouvoir, qui a réduit à la source les chances des opposants (56 000 sur les 58 000 candidats retenus appartiennent au Parti national démocratique de Hosni Moubarak), les Frères musulmans, qui ont pu décrocher une bonne partie des 2000 places « offertes » par le pouvoir pour justifier un semblant démocratique, ont fini par quitter le jeu et appeler au boycott à la veille de l'élection. Quant à la rue, pour laquelle les résultats sont connus d'avance, les gens ont vaqué hier à leurs préoccupations en tournant le dos, par dépit ou par conviction, à l'élection, en rêvant de jours meilleurs et d'un changement radical, et si possible proche du sommet de la pyramide.