Le phénomène de l'émigration clandestine s'impose comme un fait de société. Il ne relève donc pas de la compassion mais d'un train de mesures en rapport avec son ampleur et son urgence. Ce ne sont pas les catégories les plus défavorisées qui recourent à l'émigration clandestine. Au nombre des candidats à cette forme d'exode figurent aussi des jeunes Algériens qui ont bénéficié d'une formation relativement élevée. Le constat tord le cou à cette idée reçue selon laquelle les harraga constituent leurs effectifs dans des populations de jeunes réputés exclus du système scolaire. Les faits les plus récents ont démontré que ce critère n'est pas le plus dominant pour l'appréciation du phénomène qui concerne d'ailleurs autant les garçons que, dans certains cas, les filles. Face à cet état des lieux, l'émigration clandestine peut être rapportée aux contraintes économiques et aux dysfonctionnements d'un marché du travail qui n'est pas en mesure de fournir des emplois stables et constants à tous les jeunes Algériens. Ceux-ci, dans cette tentation de l'exil que d'aucuns qualifient d'acte désespéré, n'ignorent pas – en cherchant à partir – que l'herbe n'est pas forcément plus verte ailleurs. Cet Occident auquel ils aspirent n'est pas, lui aussi, prémuni d'une fragilité économique nourrie par le risque sérieux de récession dans un certain nombre de pays européens, et un indice du chômage toujours en hausse. Un jeune Algérien qui parviendrait tout de même à surmonter les obstacles – et donc à mener son embarcation de fortune à bon port dans n'importe quel pays européen – serait au mieux un sans-papier, au pire un interpellé placé en centre de rétention. Il ne pourrait pas surmonter l'écueil des préférences nationales ou communautaires. Le plombier polonais aura toujours prééminence sur le clandestin venu d'Afrique ou du Maghreb. L'Europe et l'Amérique du Nord avaient déjà engagé, il y a des années, des stratégies pour limiter l'émigration légale en instituant des visas qui leur permettaient une sélection des visiteurs étrangers au quasi cas par cas : la liberté de circulation des personnes n'est pas encore codifiée comme l'un des droits universels de l'homme. Devant de telles restrictions, les jeunes Africains et Maghrébins qui regardent l'Europe comme un éden ouvert à tous les possibles, tentent le passage en force ; en Algérie, cela a produit le phénomène des harraga. Que ces jeunes aspirant à l'exil y soient poussés par le chômage – identifié comme facteur incitatif majeur – est certainement vrai. Cette dimension du phénomène de l'émigration clandestine n'a jamais pu être méconnue par les autorités publiques dans les pays de départ. C'est énoncer une évidence que d'affirmer le chômage comme le paramètre essentiel de cette tentation de l'exil qui recoupe aussi une part sociétale. L'émigration clandestine traduit en fait un malaise identitaire dans la mesure où les candidats à l'exode ne sont pas mus par on ne sait quelle pulsion suicidaire mais par une quête de performance économique et sociale : le départ est vécu comme une possibilité de transcender un quotidien fait de frustrations, de blocages, d'absence de perspectives. Le travail permet à chaque individu de s'affirmer, de se construire, de créer une famille, d'être utile à la société dans laquelle il vit. Il convient de se mettre à la place d'un jeune qui atteint la trentaine sans disposer d'un revenu constant, d'un foyer, et dans un célibat souvent plus subi que consenti. Pour ce jeune qui est à la charge de ses parents, ou de la société, c'est une mort sociale plus que symbolique. Il se raccroche alors à l'illusion d'un eldorado dans ce tragique quitte ou double du départ à l'issue incertaine. Mais à cet égard, il ne faut pas insulter l'intelligence, ni la sensibilité de ces jeunes qui ne peuvent pas être relégués à une condition de délinquants et réprimés parce que leur société en a fait des oubliés des programmes de développement. C'est au cœur de ce phénomène des harraga autant un problème de redistribution du revenu national que l'effet d'une ouverture qui a sacrifié le versant social d'une question aussi cruciale que celle de l'insertion des jeunes, de tous niveaux, dans le monde du travail. Le système d'enseignement, à tous les paliers, a vocation de former d'abord des citoyens qui compteront d'abord, pour vivre, sur leurs propres capacités : il ne s'agit de créer ni des assistés ni des laissés-pour-compte. Le chômage ne pourrait alors pas tout justifier si on ne lui ajoute pas le fait que ces jeunes qui ne possèdent rien ont le sentiment que le monde dans lequel ils vivent est dominé par les valeurs du matérialisme et que la seule vertu qui prime est celle de l'enrichissement auquel ils ne sont pas éligibles en raison de leur condition sociale. Ces jeunes sont confrontés, en regardant la télévision, ou dans leur rue, à un étalage affolant de signes extérieurs de richesse. A ce jeu de l'accumulation primitive du capital, les harraga de toutes conditions et de toutes origines tournent la roue de l'infortune.