C'est un joli nom camarade, chantait-on dans les années 1960. Et on y croyait ! Ce nom avait comme répondant un autre terme tout aussi beau : socialisme ! On en rêvait résolument. En mai 1968, l'Algérie pensait encore le construire. Douce époque des illusions dépassées par le temps En mai 1968, la contestation a déferlé l'ancienne puissance colonisatrice. En Algérie, forts d'une formidable lutte de Libération nationale, et d'un enthousiasme révolutionnaire à tout crin, on regarde passer l'événement avec le sourire, presque en plaignant l'arrogante ex-« mère patrie » de cette « chienlit », selon le mot du général de Gaulle. On se contente d'une couverture journalistique bien souvent factuelle des bouleversements qui agitent l'outre-mer, sans commentaires particuliers, ni acides, ni revanchards. A quoi bon ? Le monde court après la Révolution, ici pas la peine de courir, sans recourir aux barricades, elle a pignon sur les grands boulevards. Le 24 avril, Houari Boumediène, président du Conseil de la Révolution, n'a-t-il pas inauguré la plaque du boulevard Che Guevara ? « Le nom du révolutionnaire cubain sera ainsi associé à ceux des héros algériens », écrit l'éditorialiste d'El Moudjahid. Le lendemain, 25 avril, la voiture du président Boumediène est mitraillée à la sortie du Conseil des ministres. Tout n'est donc pas rose au pays du « 19 juin 1965 » ? Peccadilles ! Le 8 mai, la presse rapporte la mise hors d'état de nuire des instigateurs et auteurs. Le principal responsable serait Amar Mellah, ex-commandant, en fuite depuis la sédition du 14 décembre 1967... Ne cherchez pas plus loin, car déjà la propagande officielle tout en multipliant les messages de soutien « populaire », veut mobiliser : « Jeunesse qui gronde qui observe qui espère » titre en gras El Moudjahid à propos de la Journée mondiale de la jeunesse. Le secrétaire général du parti, Kaïd Ahmed, l'indique : « Le salut est dans le combat ». Belle promesse hypocrite à l'heure où les intentions, sous la vertu de belles idées nobles, sont à la sclérose organisée de la vie publique et à l'embrigadement « sous l'égide » (ce mot va devenir rapidement à la mode) d'un mouvement unique en création, pour court-circuiter les velléités militantes indépendantes. S'agiter ou gronder oui, mais « dans le cadre » ! « Il revient à la commission jeunesse (du FLN) de dire comment unifier les mouvements de jeunesse sous une même autorité en marge du rôle de responsabilité politique, d'antichambre du parti que sera l'avant-garde sélectionnée de cette jeunesse : la JFLN. Kaïd Ahmed a mis l'accent sur les risques d'identification de notre jeunesse à une jeunesse étrangère évoluant en milieu capitaliste et bourgeois. » Et, dans son analyse, le plus sérieusement du monde, le journaliste d'El Moudjahid, Kamel Belkacem, explique : « Huit millions de jeunes à guider, à former, à orienter et à contrôler n'est pas une affaire facile et l'on sait ce que cela coûte dans d'autres pays quand les responsables s'en désintéressent tant au niveau de la structure familiale qu'à celui de la société en général. » Suivez le regard vers la France qui explose. Pas de ça chez nous. « Contrôler ». Le mot est dit. Le lecteur a appris à lire entre les lignes les articles du quotidien national en langue française : on verrouille, et pour longtemps ! Ainsi, le journal annonce « l'annulation pure et simple parce que anachronique et contraire à nos principes de la loi de 1901 qui favorise actuellement l'existence et la prolifération d'associations diverses de la jeunesse ». Seuls les concernés alors par le militantisme « hors cadre » comprendront l'abandon de ce legs colonial qui permettait une respiration sociale, et dont a profité le mouvement national pendant la nuit coloniale. En France, les rues clament qu'« il est interdit d'interdire » et exigent « l'imagination au pouvoir ». Ici on installe un projet mythique derrière lequel tous doivent se ranger sous une bannière unique : la « Révolution socialiste ». Le 19 mai, Journée de l'étudiant, en référence à mai 1956 avec la désertion de l'université des étudiants algériens, le « pouvoir révolutionnaire » se veut magnanime : « Pour l'insertion de tous les étudiants dans les rangs de la Révolution. « Le Président a ordonné la libération des étudiants détenus », titre El Moudjahid. Qui sont ces détenus ? Des communistes en mal d'existence, des gauchistes, des Berbères… Ce n'est pas le journal qui le dira. L'édito se contente de préciser : « Les malentendus qui ont pu surgir ne sauraient être assimilés à des divergences de fond (…) toutes les énergies progressistes doivent se mobiliser pour défendre les acquis (…) qu'on doit protéger de l'impérialisme aussi bien que de la réaction interne ». Tout est sous-tendu par une bonne cause : « Socialisme, c'est une vie meilleure pour tous ». Le titre barre la page 3 du quotidien El Moudjahid le 1er juin 1968. Les 14 et 21 mai le « pouvoir révolutionnaire » a décidé la nationalisation d'entreprises privées étrangères. Deux nouvelles vagues successives qui augurent d'un « paradis » enfin restauré. Les travailleurs à la Maison du peuple exultent : « Les ouvriers débarrassés aujourd'hui du patronat étranger sont conscients de la mission importante qu'ils doivent mener à bien, celle de la production ». Et on insiste : « Cette importante étape vers la libération économique reflète la fidélité du pouvoir révolutionnaire à ses engagements pour la réalisation des objectifs socialistes ». Alors qu'en France on proclame : « Solidarité ouvriers, étudiants, artistes » ou le définitif « Le pouvoir aux conseils de travailleurs », on se glorifie à Alger d'être en avance, alors que les nouveaux textes sur l'autogestion (revendiquée à Paris) sont ici dans les cartons, et que la nationalisation totale est en marche. Eux là-bas se battent, ici on « progresse ». Pour cela le chef de file de la révolution, à savoir le FLN, va être « réorganisé ». C'est la grande affaire de ce mai 1968 à Alger. « Le parti va procéder à la sélection de l'avant-garde révolutionnaire ». Sélectionner, contrôler, on sait ce que cela va donner comme sclérose nationale, pendant au moins 20 ans, jusqu'à ce fatidique mois d'octobre 1988 où la cocotte minute finira par exploser, comme un mini « mai 68 » à l'algérienne, rapide, brutal et dont le FLN fera les frais.