Ce n'est pas le nouveau feuilleton de l'été et la presse turque en semble parfaitement consciente de l'enjeu. Mais le fait en est que la Turquie s'apprête à vivre une nouvelle crise politique, comme celles qui l'ont marquée ces dernières années et portant sur le devenir du parti au pouvoir. Et de trois dira-t-on, si la justice turque va jusqu'au bout de sa logique. Et cette fois, c'est le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002 et après deux élections qu'il a remportées brillamment. Ce parti, qui se sait menacé par une procédure judiciaire, s'est réuni d'urgence vendredi après l'annulation la veille d'une révision constitutionnelle autorisant le port du voile dans les universités, un coup dur pour la formation menacée d'interdiction pour activités anti-laïques. Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, a annulé des programmes à Istanbul et est retourné à Ankara pour présider une session extraordinaire de la direction de son Parti de la justice et du développement (AKP). M. Erdogan a en outre annulé un déplacement en Suisse afin d'assister au premier match, hier, de la Turquie contre le Portugal pour l'Euro-2008 de football. Dengir Mir Mehmet Firat, vice-président de l'AKP, a déclaré à l'issue de cette réunion de six heures que la Cour constitutionnelle n'était habilitée qu'à examiner les questions de procédure d'adoption des lois par le parlement et ne pouvait pas se prononcer sur leur contenu. « La décision de la Cour constitutionnelle représente une ingérence directe dans le travail du pouvoir législatif et une violation flagrante du principe de séparation des pouvoirs », a estimé le vice-président de l'AKP. Firat a refusé d'évoquer les prochaines mesures que prendrait l'AKP, mais a indiqué qu'Erdogan comptait s'exprimer mardi prochain. La possibilité de législatives anticipées n'a pas été évoquée au cours de la réunion, a-t-il assuré. Les observateurs pensent que ce jugement pourrait préfigurer une interdiction de l'AKP. En effet, l'amendement très controversé figure à la tête d'une liste dressée dans un long réquisitoire du procureur de la Cour constitutionnelle affirmant que l'AKP islamise la société turque et doit être dissous. Cette tentative de libéralisation du port du foulard est l'un des principaux points de l'acte d'accusation présenté début mars, qui, outre la dissolution du parti, demande l'interdiction de politique pour le Premier ministre et le chef de l'Etat, Abdullah Gül, ce pour une durée de cinq ans. Une partie de la presse estimait vendredi que le verdict des juges a « sonné le glas » de l'AKP. Le camp laïque, avec à sa pointe l'armée, les juges et les recteurs d'université, a salué l'abandon de cette réforme. « Si la Turquie est un Etat démocratique, laïque, nous devons respecter les décisions de la Cour constitutionnelle », a déclaré le général Yasar Buyukanit. L'AKP, arrivé au pouvoir en 2002, a remporté une large victoire aux dernières législatives de juillet 2007 avec 47% des suffrages. Au soir de sa victoire, M. Erdogan avait voulu rassurer une partie de la population, inquiète d'une islamisation progressive du pays. Mais son parti s'est ensuite attaqué à l'interdiction du voile, amendant la constitution grâce à sa majorité au parlement, au grand dam des laïcs. L'AKP s'était défendu en affirmant que cette interdiction contrevenait à la liberté de conscience et au droit à l'éducation. La Cour constitutionnelle s'était pourtant déjà prononcée à deux reprises dans le passé contre le port du voile dans les universités. L'interdiction avait aussi été maintenue par le Conseil d'Etat turc et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Les forces laïques, en premier lieu l'armée, les juges et les universitaires, s'opposaient à cette révision dont ils redoutaient qu'elle n'entraîne une légalisation du voile dans les administrations et les collèges et lycées, où il reste interdit. Elles redoutent aussi un renforcement des pressions sociales et religieuses sur les femmes pour qu'elles portent le foulard. Ce serait donc le troisième parti menacé, le premier étant le Refah de Nejmetin Erbakhan arrivé au pouvoir en 1996 et dissous onze mois plus tard pour les mêmes raisons. Et dès l'été 2002, une menace similaire pesait sur AKP. Autant dire que le dossier est ouvert depuis cette date.