L'assaut sanglant israélien contre la flottille humanitaire à destination de Ghaza, fin mai, continue de faire des vagues. La plus spectaculaire relève des conséquences sur les relations bilatérales turco-israéliennes. La Turquie, qui a perdu neuf de ses ressortissants lors de cette opération menée par des commandos de la marine israélienne, a lancé une série de mesures : rappel de son ambassadeur en Israël, suspension des manœuvres militaires conjointes, fermeture de son espace aérien à tout appareil militaire en provenance d'Israël. Le chef de la diplomatie turque, Ahmet Davutoglu, a même prévenu que son pays était prêt à rompre ses relations avec Israël si quatre conditions n'étaient pas remplies : - des excuses officielles pour l'assaut sanglant mené le 31 mai contre la flottille ; - une commission d'enquête internationale ; - des compensations aux familles victimes de l'assaut ; - la levée de l'embargo sur Ghaza. Le gouvernement de Benyamin Netanyahu a exclu de présenter des excuses, a refusé l'ouverture d'une commission d'enquête internationale et a annoncé l'allègement du blocus. D'autres différends divisent Turcs et Israéliens. Citons à titre d'exemple la question kurde. La Turquie soupçonne Israël de soutenir et d'armer secrètement les Kurdes rebelles du PKK. Une accusation qu'elle partage avec l'Iran qui porte les mêmes soupçons à propos des rebelles kurdes du PJAK activant sur son territoire. Certains analystes ont d'ailleurs mis en avant une étrange coïncidence puisque l'assaut du PKK contre la base maritime d'Iskenderun (6 morts, 14 blessés) a eu lieu en même temps que l'assaut en mer par Tsahal du bateau «Mavi Marmara». Scissions internes et écrans de fumée Le dialogue n'a pas été rompu, notamment entre les deux institutions militaires. A l'issue d'une réunion entre les deux chefs d'état-major, le général Ashkenazi a défendu la nécessité de préserver les relations stratégiques avec la Turquie, estimant par ailleurs qu'il existait une limite à l'évolution de la position politique de la Turquie étant donné son statut de membre de l'OTAN. Il a même enfoncé le clou, rejetant la responsabilité de ces tensions sur les politiques en rappelant que les contacts entre les militaires se poursuivent en dépit du fait que certains exercices conjoints été annulés et que, selon lui, «au niveau militaire il n'y a aucun problème». Au niveau du gouvernement israélien, d'autres scissions existent bien. Le 30 juin dernier, le ministre turc des Affaires étrangères et le ministre israélien du Commerce, Benyamin Ben Eliezer, se sont rencontrés à Bruxelles. Une rencontre organisée dans le secret, à l'insu du ministre des Affaires étrangères israélien, Avigdor Lieberman. Ce dernier aurait réagi violemment contre cette initiative. Du côté turc, certains analystes envisagent une lecture selon laquelle l'armée turque, gardienne du principe de laïcité, se retrouve encore une fois en porte-à-faux avec le gouvernement d'Erdogan, dont le parti AKP est issu de la mouvance islamiste. La politique étrangère de la Turquie, selon la vision d'Ahmet Davutoglu, doit avoir comme priorité de pacifier son espace régional pour assurer sa prospérité et sa sécurité, en faisant souvent des références civilisationnelles. Cette vision ne fait pas l'unanimité. D'ailleurs, une centaine d'ambassadeurs retraités ont mis en garde Erdogan dans une lettre : «Ceux qui connaissent l'histoire savent que c'est toute la nation qui paiera le prix de tels propos aventuriers.» Les propos à El Qods seraient bientôt possibles… Dans le chapitre des critiques adressées au gouvernement, ajoutons celle du président Abdullah Gül, ancien ministre des Affaires étrangères, soulignant que l'ascension de la Turquie sur la scène internationale ne doit pas se faire au détriment, mais en complément, de ses alliances traditionnelles. D'autres pensent que la Turquie fait pression sur l'Union européenne par Israël interposé. «Il suffirait qu'Israël ‘‘instruise'' ses alliés européens de reprendre les négociations d'adhésion de la Turquie à l'UE pour ne plus entendre Erdogan parler d'agression israélienne contre des bateaux humanitaires», estime Zouhir Mebarki. L'ampleur des intérêts économiques La Turquie est le premier Etat musulman, en 1949, à reconnaître l'Etat hébreu et son deuxième partenaire commercial après les Etats-Unis. Un premier accord de coopération est signé en 1958 entre l'Israélien Ben Gourion et le Premier ministre turc de l'époque, Adnan Menderes. Parmi la dizaine de protocoles signés, celui sur l'eau est sans doute le plus important. Israël doit sans cesse importer cette ressource par tankers. En 2002, le pays a scellé un contrat portant sur 50 000 m3 d'eau douce par an, jusqu'en 2022. Depuis cette date, la Turquie fournit 50 millions de m3 d'eau douce chaque année à Israël. Le contrat fixe une durée de 20 ans. En novembre 2008, Israël et la Turquie ont lancé un projet commun de pipe-line qui fournira du gaz et du pétrole à l'Inde à partir de la mer Caspienne et dont le tracé traverse Israël pour aboutir au port d'Eilat en mer Rouge. L'intérêt pour l'Inde sera d'éviter de passer par le canal de Suez. Quelques chiffres pour mieux illustrer le poids économique des relations bilatérales. En 2009, le commerce d'Israël avec la Turquie a représenté 2,5 milliards de dollars se répartissant entre 1,4 milliard de dollars pour les importations et 1,1 milliard de dollars pour les exportations. La même année, la Turquie venait au dixième rang des marchés d'exportation d'Israël, représentant au total 1,6% de l'ensemble des exportations israéliennes, lesquelles ont totalisé 67,5 milliards de dollars. Toujours en 2009, la valeur des biens et services exportés par la Turquie s'élevait à 109,7 milliards de dollars, dont 2,2% vers Israël. D'autres éléments sont à prendre en compte. Selon le Syndicat patronal israélien (MAI) et l'Institut d'exportation et de coopération internationale (IEI), 900 grandes sociétés israéliennes sont actuellement implantées en Turquie, principalement dans la chimie, l'industrie pharmaceutique, les fournitures médicales, les logiciels et les communications, sans oublier, bien sûr, les divers prestataires dans le domaine de la défense. Parmi ces sociétés figurent certains des plus grands groupes israéliens, comme Elbit Systems, Israel Chemicals, Israel Aerospace Industries (IAI), Netafim Crop et Israel Oil Refineries (ORL). Les chiffres de l'IMA et de l'IEI indiquent qu'en 2009, 1 050 petits exportateurs avaient des liens commerciaux avec la Turquie et que 557 d'entre eux y réalisaient des ventes importantes. Relevons pour finir que le ministère de l'Industrie, du Commerce et du Travail refuse, de divulguer les noms de toutes les sociétés israéliennes qui font du commerce avec la Turquie. Une décision prise pour protéger les sociétés israéliennes d'un éventuel embargo. Cela étant, les tensions, qui sont montées crescendo depuis fin 2008, commencent à avoir des conséquences, d'autant qu'elles surviennent en même temps que la crise financière mondiale. En 2009, les échanges commerciaux ont marqué une baisse : Israël a vu ses exportations diminuer de 20% avec l'ensemble de ses partenaires et de 40% avec la Turquie, par rapport à 2008. Le 3 juin dernier, Ankara a suspendu tous ses projets d'infrastructures en partenariat avec Israël. Quant au tourisme entre les deux pays, il semble s'être arrêté net. En outre, des sociétés d'investissement turques, comme Helman Aldubi, ont annoncé qu'elles renonçaient à des projets en Israël, et de nombreux Israéliens appellent à un boycott de tous les produits turcs. Les ambitions régionales turques Les liens euro-atlantiques ont été les piliers de l'action diplomatique turque depuis 1945. Le but de la Turquie est d'être l'acteur régional majeur, le médiateur crédible dans les conflits, ce qui implique d'être équidistant entre toutes les parties en présence, dont Israël. La Turquie sait qu'elle peut devenir l'atout dont l'Europe a besoin dans la région et y exporter la diplomatie de dialogue que l'Union n'arrive pas à mener. La Turquie s'est illustrée sur plusieurs dossiers épineux, obtenant parfois des résultats tangibles. Ainsi s'est-elle impliquée dans l'élection du nouveau Premier ministre libanais, où Ankara a agi de concert avec Damas et Paris et dans la distanciation des tribus arabes sunnites en Irak vis-à-vis des groupes affiliés à El Qaïda. Ankara a également obtenu, avec le Brésil, un accord sur le nucléaire iranien. Elle a réuni autour d'une table de négociations Israël et le Pakistan en 2005, puis Israël et la Syrie en 2008, dans des sommets historiques. L'un des atouts sur lesquels la Turquie s'appuie est d'ordre militaire. Or, ses relations avec Israël sont importantes pour se maintenir comme la plus grande armée de l'OTAN, après les Etats-Unis. Sur le plan militaire, chaque année, Israël vend à la Turquie pour près de 2,5 milliards de dollars d'armes, dont des drones. Six d'entre eux ont été livrés récemment, les autres vont être acheminés dans les prochaines semaines. Les échanges restent vitaux, malgré les tensions. D'un côté, l'armée turque a besoin de matériel de haute technologie qu'Israël lui fournit. De l'autre, les chasseurs israéliens doivent pouvoir survoler l'espace aérien de l'Anatolie. En effet, cette région de Turquie ressemble à la géographie de l'Iran. Israël doit pouvoir montrer, par ses exercices au-dessus du territoire turc, qu'elle est capable de mener un raid aérien sur Téhéran en cas d'attaque nucléaire. Le statut et les ambitions de la Turquie remontent déjà à la guerre froide et aux étroites relations tissées avec les Etats-Unis. A l'époque, la Turquie accueillait des missiles visant à encercler et dissuader l'URSS. La guerre du Golfe de 1990 a permis de consolider le rôle primordial de la Turquie puisque, malgré l'opposition de la population turque et son manque à gagner, le gouvernement autorise les Américains à utiliser des bases militaires et applique les sanctions contre l'Irak. La signature, en 1991, du «partenariat renforcé» turco-américain prévoit déjà la coopération pour l'émergence de régimes pro-occidentaux, la lutte contre le terrorisme et l'adhésion de la Turquie à l'Europe. Ce partenariat est renforcé en 2002 avec un nouvel accord qui intervient avec le renforcement des investissements américains dans une Turquie en crise économique. Lors de la crise boursière turque en 2000, les Etats-Unis ont fait accorder rapidement par le FMI et la Banque mondiale 10 milliards de dollars qui se sont ajoutés aux 3,7 milliards obtenus en décembre 1999. Sur un autre front, la chute de l'URSS a permis aussi à la Turquie de renforcer son rôle de puissance régionale. Car les régions de la Caspienne et d'Asie centrale sont partiellement peuplées de musulmans turcophones et possèdent des ressources énergétiques. La Turquie entend donc d'abord profiter du pétrole de l'Asie centrale et du Caucase pour sortir de sa dépendance à l'égard du Moyen-Orient. En 1996, la Turquie entame un rapprochement militaire avec Israël. En tant qu'Etat musulman laïc, la Turquie a toujours été un allié politique et militaire important pour les Israéliens. L'option d'un triangle américaino-turco-israélien n'a rien de nouveau. Elle est dûment défendue par des personnalités comme Richard Perle et Albert Wohlstetter, consultant du RAND. Ce dernier est à l'origine de l'élaboration des plans stratégiques et nucléaires du Pentagone pendant la guerre froide. Dans des études confidentielles écrites à la demande du Pentagone durant des années, Wohlstetter apparaissait comme un fervent partisan de la Turquie. Quand Perle a occupé son poste au Pentagone durant l'ère Reagan, il a entrepris de mettre en œuvre la vision de Wohlstetter, conduisant des réunions régulières à Ankara et réalisant en 1986 un accord militaire et économique quinquennal avec la Turquie (Defense and Economic Cooperation Agreement) que le Financial Times a décrit comme «une forme de triomphe personnel» pour Perle. Après Israël et l'Egypte, la Turquie est devenue le troisième destinataire en volume de l'aide militaire américaine et obtenait un rééchelonnement utile de ses dettes à l'égard des Etats-Unis. Les deux accords militaires conclus sous l'égide des Etats-Unis ont entraîné une forte intensification des échanges commerciaux et de la coopération dans le domaine de l'eau et sur des questions politiques : «livraison d'eau par bateaux-citernes géants par la Turquie à Israël et actions des lobbies juifs très puissants à Washington au service de la cause turque face à la diaspora arménienne d'Amérique». Cela signifie que si réconciliation entre la Turquie et Israël il y a - hypothèse favorisée ici -, les Etats-Unis ne devraient pas y être étrangers. Il y va de leurs intérêts dans cette relation triangulaire utile à chacun des protagonistes. L. A. H.