Des idées plein la tête, une maîtrise percutante du verbe, il est devenu une voix reconnue du slam en Europe. Parcours et retours en Algérie. Comment « tombe-t-on » dans le slam ? Mes études m'ont permis de découvrir la culture, la littérature et les arts. D'un autre côté, j'étais fan de culture populaire et notamment du hip-hop. Disons que le slam se trouve entre les deux. C'est la tension entre l'écriture et l'oral ou entre les langages quotidiens et l'art poétique. L'idée du slam est de démocratiser la poésie, de la dépoussiérer. Cela m'a tout de suite attiré. Adolescent, je lisais énormément, toutes sortes d'écrits. J'ai été marqué par la littérature dandy du XIXe siècle avec notamment Oscar Wilde, Henri James et la littérature new-yorkaise contemporaine avec des auteurs comme Paul Auster, Dan Delilo, Hubert Selby, Easton Ellis. A côté, je constatais que les textes rap avaient une valeur littéraire qui n'était pas reconnue. Le slam est la passerelle entre ces univers. Vos références sont surtout romanesques. Or, le slam se réclame d'abord de la poésie… C'est vrai, mais justement, pour dépoussiérer la poésie, il faut la ramener à des choses plus basiques, un langage proche de notre époque. Le langage du roman est plus proche de la réalité que la poésie. Mais aujourd'hui, l'art le plus important, c'est le cinéma. C'est celui qui correspond le plus à notre époque. Le slam est un art narratif très cinématographique qui s'écarte de la poésie telle qu'elle a été longtemps conçue, celle qui vient des romantiques. L'idée est de faire un croche-pied à cette poésie pour qu'elle tombe de son socle, quitte à la rattraper pour qu'elle ne se fasse pas mal (rires). Revenons à l'influence rap... Il y a surtout le groupe Wu-Tang Clan qui a développé la littérature de rue, mais par la rue, et pour la rue. Beaucoup d'écrivains ont parlé de la rue mais en s'adressant à d'autres publics. Hubert Selby par exemple, Hemingway même, alors que des artistes du rap ont produit une écriture exigeante au niveau du sens mais qui s'adresse avant tout aux gens comme eux. Cela m'a interpellé, car j'ai étudié l'histoire de l'art. Pendant très longtemps, l'art était réservé aux princes ou à une élite. Les pionniers du rap étaient attachés à l'exigence sans tomber dans la démagogie. Le rap pur est un grand moment de la culture populaire contemporaine. Il a enrichi toute la sphère de la culture pop, au sens warholien du terme, face à une culture d'élite qui parfois sent la naphtaline. Donc référence aussi à la beat generation ? Oui, chez ses auteurs, il y avait énormément de poésie. Par exemple Williams Burroughs. Il y a cette idée de rester sur une ligne poétique assumée. Démocratiser la poésie... d'où l'éternelle question du risque de vulgarisation de l'art. J'y ai beaucoup pensé. C'est pourquoi je m'efforce de produire des textes aussi exigeants tant dans l'écriture qu'à l'écoute. Je fais un pas vers les auditeurs, mais, s'ils veulent vraiment entrer dans mon univers, ils doivent en faire un aussi. En fait, il faut distinguer entre la culture populaire et la culture de masse qui, elle, est une culture digérable, un fast-food culturel. J'essaie de créer des textes qui exigent un effort de l'auditeur tout en lui donnant des clés et en lui procurant un plaisir d'écoute. Connaissez-vous la tradition des gouals et des meddahs ? Pas vraiment. Dans mes études d'ethnologie, j'ai pu découvrir les oralités, les griots d'Afrique, les troubadours et crieurs d'Europe... Effectivement, le slam s'inscrit dans une tradition. On n'invente pas de zéro. J'ai vu à Sétif ces poètes qui clament sur les marchés, même s'il y en a de moins en moins. Le slam est un retour à la tradition orale, sans musique, sans artifice, du verbe pur. Un retour à la parole publique et à des pratiques qui créent de vrais liens entre artistes et publics. Le slam a pris de l'importance et les industries culturelles s'y intéressent de près… Le slam est underground, car il reste de la poésie, soit un genre qui parait encore ringard. Je me vois comme un poète en baskets blanches. Le soir, je ne suis pas au bord d'une falaise pour crier à l'amour perdu, face à l'horizon. Je joue à la Play Stations avec mes amis et je fais de la poésie quand je rentre chez moi. Comme dans tout art, il y a à la fois la tentation de l'entre soi et celle d'aller vers un plus grand public. Comment diffuser le plus possible et assurer le maximum d'échanges sans perdre la substance et sans sombrer dans le marketing qui a tué plusieurs genres ? Je cherche encore. Vous avez joué trois fois à Sétif. Comment cela a-t-il été perçu ? Pour moi, c'est une réussite. J'avais sérieusement peur au début. Mais le public a complètement adhéré à cette possibilité de libérer la parole, de pouvoir s'exprimer avec des idées engagées ou même « fleur bleue ». Je pense, que partout en Algérie, le slam pourrait accrocher, du fait de la grande force de l'oralité dans la vie quotidienne. Les gens parlent ici, échangent beaucoup. Cela vous a permis aussi d'initier des jeunes… Oui, dans le cadre du projet Noir sur Blanc qui réunit les associations Gertrude II de Lyon, Chrysalide d'Alger, les Compagnons de Nedjma de Sétif et Arts et Culture. C'est un projet de co-développement culturel qui a 5 ans. J'ai donné des cours de slam et j'ai participé aussi à la création de collectifs sur le long terme pour, ces groupes puissent s'autonomiser. Le slam à Sétif rassemble aussi bien de jeunes étudiants, avec une maitrise appréciable de la langue, et des jeunes des quartiers populaires. Maintenant, il y a un collectif sétifien, Rimes Urbaines, qui propose des ateliers, des scènes slam. Ses représentations sont toujours pleines de monde. Il fait du slam en arabe et en français ou à partir du rapport entre l'arabe dialectal et l'arabe classique. Les échos du public sont très favorables. C'est ce qui est intéressant, l'Algérie est un pays polyglotte. Autant de matières premières pour la poésie ! Vous avez fait une expérience avec la chanson traditionnelle algérienne. Oui, avec El Hadja Fatma Hechaïchi, chanteuse de sraoui. C'était un moment extrêmement fort à vivre avec, d'un côté, une parole immémoriale, ancrée dans l'histoire et dépassant le temporel et, de l'autre côté, le slam, une parole beaucoup plus contextuelle avec l'argot et des expressions dans l'air du temps. J'ai gardé un contact avec El Hadja. On a joué ensemble à Lyon et à Sétif. En Algérie comme en France, les fossés sont de plus en plus importants entre les générations. Notre expérience était donc un message très positif de ce point de vue. Jamais pensé à écrire un roman ou autre chose ? Si, mais pour l'instant le slam me convient parfaitement. Je trouve qu'à l'époque actuelle, il correspond pleinement à ce que nous vivons. Un moment où, finalement, on a de plus en plus de moyens de communication et de moins en moins de moyens d'expression. C'est l'un des paradoxes de l'époque et le slam redonne la parole à tout le monde. Monter sur scène même pour faire des choses fantaisistes, c'est de la politique au sens premier du terme, s'exprimer au sein de l'agora. Vous avez découvert l'Algérie par le slam… Oui, j'avoue que je n'étais jamais venu en Algérie avant. Et c'était du coup un retour au pays d'autant plus fort que je venais ici pour travailler et créer avec les gens Je l'ai plus vécu comme un élan d'avenir que comme un retour vers le passé. Et ça, c'est fort : l'idée de préparer un futur ensemble plutôt que de se remémorer. C'est révélateur que vous parliez de retour quand c'était la première fois… Cela vous a inspiré ? Ce qu'il y a de très fort ici, c'est que toutes les problématiques, qui parcourent le monde et qui sont ailleurs des débats d'idées, sont en Algérie des problèmes quotidiens que l'on vit vraiment. Le rapport de la création à la politique, la religion et le pouvoir, la place de la femme, les problèmes de communication, les pratiques des langues… Cela me permet de revenir sur des choses proches de la réalité et moins éthérées. Comme tous les slameurs, vous avez un pseudo… Oui, Lee Harvey Asphalte. C'est la tradition du genre. C'est bien sûr une allusion à Lee Harvey Oswald, accusé de l'assassinat du président J. F. Kennedy. Je pense que c'est un des plus grands mensonges de l'histoire contemporaine. Faire croire qu'un homme a réussi, à 600 m, avec une carabine, à mettre quatre balles dans la tête d'un Président des Etats-Unis ! Avant je me faisais appeler Dolce Guevara. J'aime bien cette pratique des pseudos du slam, une façon de dire qu'on peut être conscient et engagé tout en gardant le sens de l'humour Eh bien, gardons-le ! Repères Mehdi Benachour est né en novembre 1979 à Lyon d'un père algérien et d'une mère allemande. Il a étudié l'histoire de l'art et l'ethnologie à l'Université de Lyon. Depuis 2001, il a participé à 350 scènes de slam en France, en Italie, en Suisse et en Algérie (Sétif, 2006, 2007 et 2008). En 2005, le grand chanteur français Pierre Péret l'a retenu en première partie de son spectacle au Théâtre national de Valence. Il a collaboré à plusieurs albums de musique (notamment Watzafok avec de grands musiciens) et a écrit des scénarios de courts métrages de fiction. Il vient de signer un contrat avec la société de production Slam Sensible, spécialisée dans le genre, avec un projet d'album intitulé « L'Arabstrait ».