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Lyon-L'événement noir sur blanc : Le delta d'art
Publié dans El Watan le 09 - 10 - 2008

Cette année encore, le programme, mené par trois associations, a confirmé l'originalité d'une démarche d'échange. L'ouverture de l'édition 2008 de Noir sur Blanc a coïncidé cette année avec l'Aïd. Pour la deuxième année consécutive, c'est l'amphithéâtre de l'Opéra de Lyon, à la programmation diverse et toujours intéressante, qui accueille l'évènement.
Mais voilà bien cinq ans que l'aventure a commencé entre trois associations : Chrysalide d'Alger, Gertrude II de Lyon et Arts et Culture de Sétif qui a pris, pour Sétif, le relais des Compagnons de Nedjma. Ce delta culturel, reliant les trois villes sur une base artistique et humaine, a été mené sur la base d'un concept original, le « codéveloppement culturel », s'inscrivant d'emblée dans une vision durable de formation et de création par le partenariat. Et, en dépit des difficultés de toutes sortes, hésitations, voire erreurs de parcours, il est certain que la démarche a généré une véritable dynamique. C'est aujourd'hui quelque chose d'assurément vivant et positif et souvent étonnant.
La première soirée s'est ouverte par le vernissage, sous les arcades de l'Opéra, de l'installation Courant d'air créée par Nada Boubekri d'Alger (absente, faute de visa) et Sandrine Picherit de Lyon. Jeu de lumières et de sons, projection simultanée sur deux écrans d'images travaillées, l'œuvre se voulait une réflexion allégorique des deux artistes sur l'univers urbain et le « comportement des usagers dans la ville ». Une table ronde a réuni ensuite des spécialistes et des créateurs autour de la « diversité des langues et des créations en France et en Algérie ».
Animée par Dominique Caubet, professeur d'arabe maghrébin à l'Institut des langues orientales de Paris, elle regroupait notamment le professeur Gilbert Meynier, historien spécialiste de l'histoire de l'Algérie sous la domination française, Yagoutha Belkacem du Siwa de Paris, « plateforme d'échanges et de dialogues sur la création artistique contemporaine arabe », le professeur Lahcène Messahli, président d'Awal Grand Lyon, Nassreddine Hassani, musicien, professeur d'anglais, déclaré « daridjaphone » et élu à la culture à Vaulx-en-Velin. A leurs côtés, les membres des associations d'Alger (Hajar Bali, Karim Moussaoui) et de Sétif (Randa el Kolli), ont apporté l'éclairage d'une pratique vivante et diverse des langues. La question de la daridja par rapport à la langue arabe classique, plus que celle du rapport entre arabe et français, est revenue plusieurs fois dans les interventions, soulignant la richesse des parlers populaires dans le patrimoine comme dans les usages. Pratique décomplexée du français pour El Kolli dont la génération n'a pas vécu l'oppression linguistique coloniale et utilise cette langue de manière pragmatique. Désir profond de créer en arabe chez Hajar Bali, contredit par une vision sacralisée de la langue et la peur conséquente de ne pas la maîtriser ou de ne pas trouver les interfaces à la réalité quotidienne.
Attention portée aux risques importants de mortalité des langues pour Messahli et notamment pour le tamazight et les diverses darijate. De la salle est venue la question des nouvelles technologies (chat et forums internet, SMS) qui génèrent des usages complètement nouveaux des langues et des graphies. Cette ouverture de l'évènement par un débat riche et passionnant a permis de donner le ton des spectacles présentés au cours de la semaine et qui, tous, ont induit des réflexions sur les langues, même si elles n'en constituaient pas le propos essentiel. Langue du théâtre avec ses procédures dramaturgiques, langues du slam confronté au chant traditionnel, passage de l'écrit à l'oral et inversement, déclamation de poèmes…
La lecture et mise en espace de la pièce Le Château de Hajar Bali, interprétée par Adila Bendimred, Brahim Berkati et Djaber Debzi a plongé les spectateurs dans un univers particulier qui révèle encore les talents de son auteure qui en est à sa septième pièce désormais. Une jeune femme a ramené son père dans un lieu isolé, un semblant de château, pour fêter l'anniversaire de ses 70 ans. Elle compte réunir toute la famille à l'occasion. Le dialogue avec le père, ancien officier supérieur, oscille entre l'évocation de l'histoire familiale et celle récente du pays. Les deux donnent lieu à des polémiques en duo, entrecoupées des appels téléphoniques des autres membres de la famille qui sont censés les rejoindre. Une partie d'échecs s'engage entre père et fille dans une espèce de retournement humain mais aussi politique du complexe d'Œdipe. Les échanges ponctués par des lectures du roman de Kafka (Le Château, justement) apportent une dimension sombre à cette pièce où l'humour pourtant n'est jamais absent.
On peut s'interroger sur les points de vue exprimés sur tel ou tel évènement que l'on croit deviner, mais il est clair que l'auteur souhaitait susciter toues les ressources du paradoxe et de la réflexion pour amener son propos sur un terrain universel. Avec D'où vient le cygne ?, Randa El Kolli a montré qu'une première pièce pouvait être un ticket prometteur pour l'écriture dramaturgique. Interprétée par elle-même ainsi que par Amel Harfouche, Lyna Malki, Mohamed Ali Boussaoualim et Abdelhamid Bouhafs, la pièce a été mise en espace par Monique Hervouët, directrice de la compagnie Banquet d'Avril de Nantes qui a encadré plusieurs stages de théâtre à Sétif et Alger. Trois femmes dans des rôles interchangeables se retrouvent dans un lieu indéterminé, confrontant leurs appréhensions, leurs mensonges, leurs affections et leurs rêves improbables, notamment celui d'une neige de cygnes tombant du ciel. On frôle parfois le fantastique, on effleure la folie mais, toujours, la réalité ressurgit en coups d'éclats qui expriment de manière intéressante la confrontation des aspirations humaines au rouleau compresseur de la vie quotidienne et des grands évènements. Différentes par leurs démarches et sujets, ces deux pièces qui méritent d'être produites avec toute la machinerie d'une mise en scène, révèlent quelques similitudes : huis clos avec expression distancée du passé ou du monde extérieur, concentration dramatique avec deux ou trois acteurs au plus, traitement de la réalité sociale ou politique à travers le prisme des individus, nous sommes là dans une ébauche de rupture avec les procédés déclamatifs qui ont généralement dominé le théâtre algérien depuis ses origines. On a affaire à de vrais personnages de théâtre et leurs caractères flous, inconstants et contradictoires leur donne une véracité paradoxalement plus forte que des prototypes sociaux mis sur scène.
Priorité aux créations
Sous le label amusant de création « hiphopslamsraoui » le spectacle Ciel si ciel produit par Gertrude II et l'Opéra de Lyon, a été conçu et mis en scène par Guillemette Grobon. La mixture entre les chants ancestraux des Hauts-Plateaux, portés par la voix sublime de hadja Fatma Hechaïchi de Sétif, le slam puissant de Mehdi Benachour (alias Lee Harvey Asphalte dans le monde des « claqueurs »), qui s'avère aussi un comédien racé, et les danses hip-hop de la gracieuse et émouvante Fanny Riou, ont emballé un public très divers par ses origines. Alternant avec les séquences de slam, les textes de l'auteure se sont attachés à décrypter de manière allégorique les rapports entre l'Algérie et la France : « Nous partageons pour toujours la France avec des millions de femmes et d'hommes originaires d'Algérie. Leurs os dorment sous nos terres, leur sang circule dans nos veines. Eux-nous, nous-eux, comment savoir ? ».
Le passage des spectacles durant trois jours a permis à un plus grand nombre de spectateurs d'en profiter. Les organisateurs ont sans doute ainsi voulu éviter l'expérience de l'édition 2007 de Noir sur Blanc où la profusion d'évènements et de disciplines a limité les passages à une seule fois. Cet effet de concentration et la priorité accordé aux créations issues de la dynamique d'échange et de formation du programme, se sont reflétés particulièrement sur le nombre de participants algériens : 41 l'an dernier et 14 celui-ci. Pour autant, elle s'est traduite par un intérêt grandissant des publics que n'ont pas partagé pourtant les médias, contrairement à l'année dernière. En dehors du réseau de panneaux lumineux de la ville qui annonçait l'évènement en boucle parmi d'autres, seules les radios ont assuré une couverture conséquente (Radio Salam, Radio Canut, Radio Trait d'union et RCF) avec un seul passage sur la télévision locale. La presse écrite s'est contentée d'annonces dans les agendas. Cette défection médiatique a-t-elle suscité celle des officiels ou inversement ? A l'inauguration, on comptait un seul élu d'arrondissement et pas un seul représentant de la mairie centrale quand en 2007, Gérard Collomb lui-même, accompagné de nombreux élus, avait prononcé un discours enthousiaste. Les interprétations sont diverses.
« L'an dernier, on était à la veille des élections municipales et les candidats avaient besoin de visibilité auprès de tous les groupes sociaux. Maintenant, ils ont été réélus », avance un observateur déçu de la politique locale. « Les médias recherchent du nouveau, sinon du sex and fun, et donc la deuxième édition d'un évènement ne les accroche pas », suggère un habitué de l'Opéra. Plus acerbe et inquiétant, ce commentaire d'un universitaire lyonnais : « Mais, vous savez, depuis l'an dernier, la France a complètement changé ! Même la vie culturelle devient de plus en plus frileuse ! ».
Ces interprétations recouvrent en tout cas un état d'esprit. Mais celui-ci n'a pas empêché l'adhésion, la salle étant souvent comble, et lors du dernier jour, Noir sur Blanc a proposé une gaâda consacrée au patrimoine poétique arabe et amazigh sur l'amour. Les lectures par l'ensemble des participants, dont plusieurs femmes et jeunes des quartiers dits sensibles (quelle expression !) ainsi que des spectateurs, ont été agrémentées de thé et de gâteaux traditionnels. Puis, la place a été laissée aux slameurs de Lyon et de Sétif (groupe Rimes Urbaines formé et créé dans le cadre de Noir sur Blanc). Ce sont 23 slameurs, sous la houlette d'Amel Harfouche et Lee Harvey Asphalte qui se sont succédés, montrant que cet art appartient sans conteste à la littérature contemporaine.
Le lendemain, très doctement, tous les acteurs de Noir sur Blanc se sont retrouvés au dixième étage de l'Opéra et, tandis qu'ils projetaient l'édition 2009 et notamment les actions intermédiaires de formation, de création et de médiatisation, leur parvenait l'écho des chœurs de l'Opéra, comme un hymne à leur prochain rendez-vous.
Lire la semaine prochaine l'interview de Guillemette Grobon et l'article sur Lyon, la culture et l'Algérie.


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