Le ministre de l'immigration et de l'identité nationale, Brice Hortefeux, ne manque pas une occasion - comme il l'a encore fait mardi 13 janvier à la veille de quitter son ministère - de brandir fièrement les résultats chiffrés de son action, notamment ceux des reconduites à la frontière. Quand on décortique les chiffres, force est pourtant de constater que la réalité a été camouflée pour tenter à tout prix de pouvoir afficher un bilan conforme aux objectifs plus que volontaristes de maîtrise de l'immigration imposés par le président de la République. Au-delà de ces jongleries statistiques, opérées dans une opacité aussi remarquable que regrettable, ce sont les aberrations bureaucratiques et les contradictions de la politique française d'immigration qui sautent aux yeux. Il existe différents types de "reconduites". Certaines sont forcées, d'autres "volontaires". Ces dernières concernent le plus souvent des Roumains et parfois des Bulgares, qui ont le droit d'entrer en France sans visa. Ils y séjournent parfois au-delà des trois mois autorisés, puis décident de rentrer chez eux ou bien sont interpellés ; ils bénéficient alors des services de l'Etat français (retour par bus ou par avion et petit pécule), ce qui ne les empêchera pas de revenir en France quelque temps plus tard, toujours sans visa. Parmi les retours contraints, il y a aussi des "réadmissions". Elles permettent de remettre un étranger venu en France en passant par un pays de la zone Schengen aux autorités de ce pays. Mais rien ne garantit que, renvoyé en Allemagne, en Belgique ou en Pologne, il ne reviendra pas en France quelques semaines plus tard.Pour les responsables de la police, les "vraies" reconduites concernent les étrangers que l'on ramène hors d'une zone de libre circulation vers la France, d'abord en Afrique, en Asie, en Amérique ou en Europe de l'Est. Or ces reconduites-là, les plus significatives, n'augmentent pas. Elles représentent moins de la moitié (46 %) des 14 660 reconduites annoncées par M. Hortefeux pour les cinq premiers mois de 2008 et concernent de plus des étrangers simplement "sans papiers".Deux raisons expliquent un tel décalage. D'une part la fixation, par le président de la République, d'objectifs inatteignables. D'autre part une idéologie identitaire qui s'exprime dans la dénomination même du ministère de M. Hortefeux et dont le message semble clair : certains immigrés sont désirables ; d'autres - venus d'Afrique ou de Méditerranée - ne le sont pas. L'étude de terrain le confirme : la caractéristique de la politique française d'immigration est d'être aujourd'hui discrètement mais volontairement discriminatoire et de faire l'objet d'une politisation maximale afin de faire croire en la maîtrise complète et permanente du nombre et de l'origine des étrangers qui s'installent en France.Certes, dans certains domaines, la continuité prévaut : ainsi la politique des visas, encore sous la cotutelle du ministère des affaires étrangères, est soumise, pour ce qui est des visas de court séjour, à l'approbation des partenaires européens. Les flux sont demeurés au niveau où ils étaient, environ 2 millions de visas accordés. Pour le moment, l'asile ne semble plus être la cible directe de la politique de Nicolas Sarkozy : la diminution du nombre des demandes, favorisée par la loi de 2003 (52 200 en 2003, 23 800 en 2007) n'a pas entraîné une baisse significative du nombre de statuts accordés (9 790 en 2003, 8 780 en 2007).L'un des motifs de cette accalmie tient au fait que les réfugiés ne sont pas comptabilisés pour la réalisation d'un des grands objectifs fixés par Nicolas Sarkozy à son administration : une proportion de 50 % d'immigration de travail dans l'immigration totale. Quand cet objectif fut annoncé et répété, on se réunit pour examiner comment s'en approcher, à défaut de l'atteindre, tant il est hors de portée. En excluant donc les réfugiés des calculs, on gagne tout de suite quelques pour-cent.Par ailleurs, on transfère des régularisations de la catégorie "vie privée et familiale" à la case "travail". Enfin, on essaie d'attirer des travailleurs, mais surtout de réduire par tous les moyens l'immigration pour lien de famille. Légalement, on ne peut soumettre à des quotas l'immigration de familles - encore moins discriminer selon leur origine géographique ou ethnique -, car la Constitution et le droit européen garantissent à toute personne qui remplit les conditions prévues par la loi le droit à une vie familiale normale. La fixation d'objectifs irréalisables permet néanmoins d'inciter les fonctionnaires à se libérer de leur obligation de respecter le principe d'égalité devant la loi et à appliquer des distinctions selon l'origine des migrants. Parfois, les consignes sont orales.Au début de 2008, les préfets ont été ainsi surpris d'entendre un des responsables du cabinet de M. Hortefeux leur indiquer que s'ils ne traitaient pas les demandes de regroupement familial il ne leur en voudrait pas. Au ministère des affaires étrangères, on a été choqué d'entendre le même responsable indiquer son souhait d'en terminer avec l'accueil de boursiers africains, confirmant des instructions quasi officielles données aux services culturels des ambassades de France à l'étranger. Mais le plus souvent, la logique discriminatoire se traduit plus discrètement et efficacement.Quand la politique d'immigration a ce type de visées sans pouvoir l'afficher, on multiplie les procédures bureaucratiques, afin de ralentir, voire de bloquer l'attribution de droits à des étrangers jugés "indésirables". Les tests ADN ont mobilisé l'opinion publique, mais la cible principale de la loi de 2007 était les conjoints de Français, catégorie principale de l'immigration familiale (50 000 titres de séjour par an). Les contrôles des mariages à l'étranger ont été durcis, mais cela ne suffit pas. Des tests de français ou de connaissance des valeurs de la République permettront de ralentir encore l'attribution de visas et peut-être de décourager les postulants de vivre ensembleLa manifestation la plus exemplaire de cette politique de "l'identité nationale" est la réforme (en cours) de la procédure de naturalisation. Jusqu'à présent, les préfectures enregistraient les demandes, appréciaient le niveau de français des postulants et émettaient un avis. Mais, pour équilibrer les écarts d'appréciation très importants entre les différentes préfectures, les décisions finales étaient prises sur des critères communs par un service centralisé et spécialisé. M. Hortefeux a décidé de donner directement aux préfets le pouvoir de naturaliser, seuls les dossiers rejetés étant dorénavant examinés au plan national. Les dossiers "désirables" pourront ainsi être traités plus rapidement. Un tel pouvoir régalien délégué au préfet comporte naturellement un risque d'abus et de favoritisme politique. Les autres dossiers prendront un chemin de traverse. La principale inégalité réside déjà aujourd'hui dans les délais d'instruction très différents entre préfectures : moins de six mois pour certaines, plus de deux ans pour d'autres. Mais ce délai n'est comptabilisé qu'à partir de l'entretien "d'assimilation". Auparavant, il faut avoir obtenu deux rendez-vous : un pour la délivrance d'un dossier, l'autre pour la remise du dossier rempli. Au total, cette première phase peut prendre aujourd'hui plus de cinq ans. Dans une préfecture du sud-est de la France, un postulant s'est vu fixé, en juin 2008, un rendez-vous en novembre 2011 uniquement pour la remise de son dossier. Les préfectures rallongent ainsi les délais des postulants jugés "indésirables". Cette naturalisation à deux vitesses, la réforme Hortefeux l'entérine et l'accentue.Les grands objectifs fixés par le président Sarkozy sont souvent contradictoires. Son gouvernement veut renvoyer 26 000 étrangers en situation irrégulière et, dans le même temps, afficher une progression de l'immigration de travail. Pour réaliser le premier objectif, on fait pression sur l'employeur en l'obligeant depuis juillet 2007 à vérifier la validité des documents produits par un étranger qu'il souhaite embaucher. Pour réaliser le second, on autorise le préfet à régulariser. Mais comment l'employeur qui demande la régularisation de son employé peut-il savoir s'il le verra sortir de la préfecture avec une carte de séjour ou une obligation de quitter le territoire français ? C'est donc pour éviter l'aléa du pouvoir discrétionnaire que des employeurs et leurs salariés se sont appuyés sur la CGT pour négocier avec le gouvernement des régularisations dans des secteurs où le gouvernement n'en avait prévu et voulu aucune !Il y a même une contradiction entre la politique du chiffre et la politique de sécurité. Ainsi, plus de la moitié des étrangers les plus dangereux, objets d'un arrêté d'expulsion ou d'une interdiction du territoire, et qui sont pourtant entre les mains de la police ou en prison, ne sont pas reconduits. Pour une rison simple : ces étrangers sont certes les plus dangereux, mais les objectifs quantitatifs font que les "sans papiers" non délinquants, beaucoup plus nombreux, sont devenus la priorité.Pas de contradiction, en revanche, entre les objectifs chiffrés de reconduite aux frontières et le ciblage de l'immigration de familles. C'est le plus souvent à l'occasion de convocations ordinaires, pour le renouvellement d'une autorisation après plusieurs années de séjour légal, que des conjoints de Français font l'objet d'enquêtes systématiques : des questions sont posées séparément aux époux sur les détails les plus intimes de la vie conjugale ; on examine les comptes en banque, la correspondance e-mail ou SMS pour vérifier la communauté de vie.Tous les moyens sont bons pour remplir les objectifs chiffrés, y compris les plus artificiels : un touriste venu voyager en Europe avec un visa Schengen - valide trois mois - a séjourné quatre mois ; il repart tranquillement par avion et son passeport est vérifié au moment de l'embarquement à Roissy. Ce touriste est interpellé, présenté à un officier de police judiciaire qui lui délivre une obligation à quitter le territoire qu'il s'apprêtait justement à quitter. Mais c'est une occasion comme une autre de contribuer à remplir les objectifs chiffrés.Pourquoi le nombre des reconduites reste-t-il relativement faible ? Il y a toujours les aléas des laissez-passer délivrés ou non par les consulats des pays d'origine, mais ce phénomène a toujours existé et a plutôt tendance à se réduire. Il y a, depuis l'automne 2007, une plus forte résistance des juges mécontents de leur ministre, Mme Dati, et choqués par les cas qui leur sont soumis. Le juge judiciaire se saisit des erreurs de procédure de l'administration pour remettre en liberté des étrangers non reconduits après 48 heures de rétention administrative.Submergé par les obligations à quitter le territoire - un dispositif créé en 2006 par la loi Sarkozy -, le juge administratif les annule quand elles portent atteinte à la Convention européenne des droits de l'homme. Il y a ensuite la conjonction de la mobilisation associative et des décisions de justice : les conjoints de Français renvoyés au pays pour se mettre en règle reçoivent un accueil varié selon les consulats : si ces derniers respectent la loi, ils se voient vite attribuer un visa de retour ; mais d'autres ne répondent pas et font traîner les choses en longueur.Dans ce cas, conseillés par exemple par l'association "Les amoureux au ban public", ces conjoints de Français déposent un référé devant le Conseil d'Etat qui a pour effet dans 80 % des cas de faire attribuer le visa auquel ils ont droit avant l'audience. Les 20 % restant obtiennent gain de cause pour une grande majorité. La Commission européenne elle-même est saisie de situations contraires aux directives européennes et intervient auprès des autorités françaises.Enfin, jamais, aux dires convergents des préfets et des consuls, un pouvoir n'était intervenu autant pour attribuer des titres de séjour, des visas ou des régularisations à l'encontre des consignes générales qu'il donne. Soit que la presse se soit saisie de cas particuliers, soit que des personnalités françaises ou étrangères interviennent. Avec Nicolas Sarkozy, la politique d'immigration devient presque systématiquement le fait du prince, au plan national ou local. Le droit à la régularisation après dix ans a été aboli, mais un droit à faire examiner à titre humanitaire son dossier au-delà de ce délai a été établi. La carte de résident peut être accordée après trois ans de mariage ou cinq ans de séjour mais elle peut aussi ne pas l'être. Le président de la République n'aime pas l'Etat de droit ; mais il aime, et Brice Hortefeux aussi, pouvoir accorder lui-même la réparation d'une injustice individuelle ou un privilège. Cela encourage les liens personnels, les clientèles et le silence devant les injustices collectives.Enfin, les objectifs en matière d'immigration de travail sont encore plus loin d'être atteints, particulièrement pour la carte "compétences et talents" créée par M. Sarkozy en 2006. Soumise à des conditions bureaucratiques dissuasives, dans un climat qui fait apparaître la France comme une terre peu accueillante, elle n'a attiré que très peu d'étrangers qualifiés. Pour pouvoir annoncer 405 cartes pour l'année 2008, M. Hortefeux avait fixé, en juin, des objectifs de 50 à 200 cartes à chaque ambassade et à chaque préfecture. Les services en ont souvent été réduits à faire passer des étrangers d'une catégorie à l'autre.Le gouvernement a bien décidé, en juillet 2008, d'ouvrir la porte aux travailleurs des dix nouveaux pays membres de l'Union européenne. Mais il l'a fait trop tard, et cette mesure n'a eu qu'un faible impact. Dès 2004, le Royaume-Uni, la Suède et l'Irlande l'avaient décidé. Et, en 2006, quand d'autres Etats européens suivirent (l'Italie, l'Espagne ou la Finlande), l'ensemble des organisations patronales et syndicales (CGT comprise) s'y montrèrent aussi favorables. Mais Nicolas Sarkozy s'y opposa personnellement. C'eût été pourtant limiter l'immigration et le travail "illégaux" autrement que par la répression. Mais favoriser, juste avant l'élection présidentielle, l'immigration de l'Est eût été prendre dans la France du non à la Constitution européenne un petit risque politique.L'important est toujours que les annonces soient profitables, que les échecs soient camouflés et que l'apparence soit sauve.Le même scénario s'est déroulé sur le plan européen avec le "pacte" sur l'immigration. Depuis plusieurs années, Nicolas Sarkozy martèle que les Etats européens - l'Italie et l'Espagne - ne doivent plus pouvoir faire de régularisations massives. Et cette exigence, il l'a inscrite dans la première version du pacte soumis aux 27 Etats membres pour l'inauguration de la présidence française.C'est une exigence d'abord hypocrite. Quand des Etats européens organisent des régularisations massives, ils récupèrent une partie des irréguliers des pays voisins. Une partie des irréguliers de France ont, ces dernières années, migré vers l'Italie et l'Espagne, sans jamais revenir, au bénéfice de la politique française de lutte contre l'immigration illégale. C'est aussi soigner le symptôme plutôt que la maladie : si une politique publique provoque tant d'irrégularité, c'est la règle en vigueur qu'il faut modifier avant de s'attaquer à ses conséquences. Or quelle est la règle qui provoque cette immigration de masse ?Les quotas, la définition à l'avance d'un chiffre à atteindre (et à ne pas dépasser), qui résonne souvent comme un appel à émigrer bien au-delà du nombre recherché. Pourquoi M. Sarkozy n'a pas demandé à l'Italie et à l'Espagne de remettre en cause leur système de quotas ? Parce qu'il continuait de le prôner pour la France. Dans le pacte européen finalement approuvé, les Etats membres s'engagent à ne faire que des régularisations "au cas par cas". Mais avec un système de quota maintenu, l'Italie et l'Espagne n'auront pas besoin de camoufler 500 000 régularisations derrière autant de décisions au cas par cas. Il leur suffira d'augmenter leur quota d'une année sur l'autre de 200 000 à 700 000 par exemple. Ce sera plus clair et toujours autorisé par le pacte annoncé en grande pompe par M. Hortefeux. Nos partenaires européens ne sont pas dupes : le directeur général de l'immigration des Pays-Bas a indiqué que ce pacte n'aurait absolument aucun impact.Fondée sur des objectifs inatteignables ou indicibles, la nouvelle politique d'immigration a aussi besoin d'opérer dans le silence. D'où la production de données statistiques partielles, des informations de plus en plus contrôlées, et les pressions ou les sanctions visant les acteurs, qui restent critiques. C'est pour avoir conservé sa liberté de parole que la Cimade, qui assure une mission d'aide juridique indispensable aux étrangers dans les centres de rétention, risque de se voir retirer la majeure partie de cette responsabilité.Discriminatoire, cette politique, en faisant fuir l'élite africaine vers d'autres pays européens ou vers l'Amérique, abaisse dans ce continent l'influence de la France. Bureaucratique, elle n'attire pas l'immigration de travail, même qualifiée. Discrétionnaire, contradictoire et intrusive, elle porte atteinte aux droits de l'homme, néglige la sécurité publique et épuise les fonctionnaires chargés de la mettre en oeuvre. Nicolas Sarkozy continue pourtant d'imprimer un rythme rapide et politique à sa gestion. Cinq lois déjà depuis 2002, un projet de réforme constitutionnelle avorté et deux nouvelles lois annoncées pour 2009. Probablement est-il persuadé que le maintien d'une tension, d'une mobilisation politique permanente autour de l'immigration, reste pour l'avenir, quelles qu'en soient les conséquences, toutes à son bénéfice politique. Ennaharonline/ Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS/ lemonde.fr