Le taxieur est formel. « Si on vient à Bejaia sans se rendre là-bas, c'est comme si on n'est pas venu du tout ». Là-bas, ou plutôt là-haut, au sommet de la montagne, qui, à près de 680 mètres d'altitude, coiffe l'antique Saldae. On roule d'abord sur un chemin aux virages en épingle à cheveux. Il s'entortille dans le parc du Gouraya au milieu des buissons de lentisques et d'une lande de bruyère qui ferait se pâmer d'admiration Pagnol. L'avancée du béton et la vue des bas-côtés jonchés de détritus et d'amas de canettes sont comme une tache dans un tableau conçu à la perfection. Quelques agents de la mairie ramassent les déchets dans de gros sacs en jute mais leur tâche est semblable à la corvée de Sisyphe. Ils n'ont pas de rocher à rouler mais ils affrontent l'incivisme des personnes qui partout agressent la nature. A 100 DA (aller et retour), la voiture ou le bus ne pourront pas vous conduire jusqu'au fort dont la silhouette se profile distinctement au fur et à mesure de la montée. On rebrousse chemin près d'un parc où des familles viennent d'un peu partout déjeuner à l'ombre des pins. Il faut ensuite s'armer de volonté et de courage car le kilomètre qui reste pour avoir Bejaia à ses pieds est une affaire de marche. La ville n'a pas encore de téléphérique mais l'ascension ne dissuade pas beaucoup de gens. Une jeune femme originaire de la région mais qui habite dans le Xe arrondissement de Paris trouve même que « tout le charme est de faire de la marche à pied au milieu de cette nature luxuriante, de ces rochers ». Elle est déjà venue, mais cette fois-ci, elle est un peu déçue. La dernière fois, elle était tombée en pleine fête. La tradition veut que des bêtes soient immolées et que le couscous soit offert à tous les passagers. La waâda en l'honneur de Yemma Gouraya, qui inspira Djamel Allem dans son premier succès « Maradyughal » (quand il reviendra), n'a pas disparu. En été, les offrandes sont plus nombreuses mais ce n'est pas chaque jour la fête. Les lieux s'animent surtout les week-ends. L'émigrée a dû se contenter, comme nous tous, de quelques chants dans la petite maisonnette où est enterrée Yemma Gouraya. Des bougies sont allumées sur sa tombe et un homme, qui par intermittence chauffait son tambourin au soleil, reprenait à tue-tête des chants du folklore kabyle. Accompagnés par des femmes en cercle, il convie à la fois à prier le prophète et les saints de Vgayeth. La religion tape à l'œil, celle où l'habit ou quelques formules servent de passe-partout, n'a pas de place. La nature vous somme presque de croire et entre femmes et hommes qui viennent visiter, méditer ou respirer un air pur, nul propos déplacé ou regard courroucé. ENTRE LEGENDE ET HISTOIRE Le soleil de midi est accablant mais le climat est tempéré par la brise marine. Le chemin dallé n'est jamais vide. Des vieux, des femmes, des amoureux qui inscrivent leurs noms sur les pavés, de simples curieux entament la montée. Procession qui s'étire jusqu'aux marches qui débouchent sur quelques maisonnettes et des murs percés de meurtrières. Dieu, comment un être peut résister aux vents dans un espace aussi ouvert. Le regard embrasse le large, le cap Sigli à l'ouest et se perd dans les contreforts des Babors à l'Est. On y arrive essoufflé, en sueur mais quelle vue ! On comprend vite les motivations des Espagnols qui, au XVIe siècle, ont bâti ce fort. Nul bateau ne peut se diriger ou s'approcher vers la ville qu'ils ont occupée de 1510 à 1555 sans être repéré. Yemma Gouraya est à la fois de la légende et de l'histoire. Mohand n'a de kabyle que le prénom. Il vient de Saint Etienne pour un pèlerinage au pays de son père natif de la région d'Akbou. « Il est parti en France à l'âge de 10 ans et puis pour échapper à l'armée, il est resté 40 ans sans revenir », confie-t-il. Mohand n'est pas encore arrivé au village de son géniteur où il compte rester une semaine. Il a fait d'abord un détour par El Oued. « Rien à dire, l'Algérie a des paysages de rêve, les habitants ont le contact facile. » Ce qu'il déplore, « c'est l'état de l'environnement ». Il comprend mal que « l'économie verte qui peut permettre de recycler les bouteilles ne soit pas développée car il y a du travail et de l'argent ». Le site est pour lui source d'émerveillement. Quand il se dirige vers la maisonnette emplie du son du tambour, il révèle un petit secret. « Ma grand-mère, avant de quitter Saint Etienne où elle vit, m'avait fait une vive recommandation : passer à Yemma Gouraya, offrir une petite offrande et faire un vœu ». Un rituel auquel se soumettent chaque année des centaines de personnes. Ce cheminot de Souk Ahras venu avec ses deux filles et son fils ne tarit pas d'éloges sur la beauté ineffable des lieux. Il sort de la poche une petite feuille où il a inscrit quelques noms de sites qu'il doit visiter. Dans l'ordre, les Aiguades, la place, Cap Carbon et les chutes de Kefrida. Il déplore que sur les lieux, « on ne puisse rencontrer un guide » pour faire la part de la légende et de l'histoire. Cela ne suffit pas d'apposer un panneau en contrebas. Yemma Gouraya n'a encore inspiré aucun historien, cinéaste ou écrivain. Beaucoup ont écrit sur cette ville musée mais cette femme qu'on présente comme résistante puis religieuse demeure méconnue. Tout le drame du tourisme algérien est dans ce contraste entre la richesse archéologique, culturelle de villes comme Bejaia et l'inexistence de structures d'animation, qui suscitent l'envie et la curiosité. Un livre, un film sous d'autres cieux sont des aiguillons pour connaître, des vecteurs de promotion touristique. « Il manque ces petites choses qui font le tourisme ailleurs comme d'avoir par exemple ici des serveurs avec des tenues portant l'inscription Yemma Gouraya ou des tableaux qui s'inspirent des lieux, des objets d'artisanat griffés », fait remarquer l'émigrée. Même les offices où on pouvait trouver un petit guide ou un prospectus ont disparu. Face au Théâtre régional au centre-ville, celui de Bejaia est livré à l'abandon. Aux alentours de Yemma Gouraya, dans des bicoques de zinc, dont la laideur n'a d'égale que la beauté de l'endroit, on vend des « souvenirs » qui ont peu à voir avec la région. Il s'écoule surtout des paquets de gaufrettes et des bouteilles d'eau minérale. La belle affaire, les colonies de singes acrobates qui s'accrochent à la clôture entourant le fort en raffolent. Ils font la joie des visiteurs en grignotant les premières et en buvant au goulot. Même si à Yemma Gouraya ou ailleurs, ils demeurent alertes et méfiants.