Après avoir édité « Florilège de poésies kabyles », ce recueil qui est, selon votre propre analyse, « la trace rudimentaire et posthume de toute une kyrielle d'aèdes, de poètes très souvent anonymes dont la magie réveille et réfléchit l'âme et la vie de la société berbère de Kabylie en particulier », vous avez publié un roman en langue amazigh sous le titre « Nnig Usennan ». Cette œuvre romanesque est-elle une continuité de la quête de nos origines ? Naturellement, on ne saurait se borner à produire des recueils de poèmes — et souvent quelle poésie — et se targuer de participer au développement de notre littérature, maintenant qu'elle s'est installée dans une tradition scripturale. La quête de nos origines, notre ressourcement, nos valeurs authentiques doivent inspirer toute production culturelle, qu'elle soit littéraire, musicale ou cinématographique. Malheureusement, cet espoir est pollué par une flopée de soi-disant artistes qui sont en train de tout dénaturer, de dénaturer la quintessence même de notre patrimoine culturel dont il ne reste pas grand-chose à préserver, tant le plus clair des détenteurs et détentrices de ces trésors linguistiques, littéraires et artistiques ne sont plus de ce monde où la société de consommation tend à tout niveler, y compris les repères socioculturels. Ce qui s'appelle une calamité pour une Algérie qui se voudrait authentique. Je disais donc que beaucoup d'« artistes » autoproclamés sont en train de folkloriser de façon lamentable une culture que nos aïeux, sans aucun instrument technologique, ont su maintenir et perpétuer jusqu'à nous. Pour nous en convaincre, il suffit de feuilleter la plupart des « fascicules » imprimés parfois à compte d'auteur, d'écouter chanter ceux qu'on appelle insidieusement : « Nedjm al oughniya al qabaïliya », de suivre quelque peu un programme de la chaîne de télévision dite « tamazight ». Désastreux pour notre culture. Vous êtes professeur de lettres françaises et poète. Vous avez choisi de publier dans la langue maternelle. Qu'est-ce qui a motivé ce choix ? Quant à ce choix, il est motivé par le seul fait que notre littérature orale a fort besoin d'être préservée — des trésors d'expressions, de proverbes, de vocables, de contes méconnus ou carrément inconnus — c'est le moment ou jamais : les détenteurs de notre mémoire se font de plus en plus rares, ainsi des pans entiers de notre culture authentiques disparaissent avec eux. Tout le monde en est conscient, y compris ceux qui, sciemment, s'occupent à filmer ou enregistrer des inepties au niveau des gros médias, au lieu de s'atteler à sauvegarder in extremis ce que j'appelle l'âme de notre identité même. Après avoir glané çà et là, sauvegardé ce que j'ai pu de ce que l'oubli n'a pas encore englouti, il m'a fallu penser à écrire une œuvre de fiction, comme pour assouvir un désir incoercible : celui de prouver par l'esthétique, par des expressions et des vocables en voie de disparition, que notre langue s'est appauvrie au lieu de prendre de l'essor, maintenant qu'elle « en a les moyens ». Disons que même s'il y avait réellement ces moyens, ils seraient vains sans une conviction certaine des instances concernées. « Nnig Usennan », un roman en tamazight. Comme mes précurseurs en la matière, mon dessein était d'enrichir notre littérature, d'ajouter quelques pierres à l'édifice en construction, de prouver aux générations futures qu'il n'y a pas que les autres langues qui peuvent nous dire ; bien au contraire la nôtre dirait mieux notre vérité d'être car elle nous verrait de l'intérieur. Voilà donc, tout est là. Qu'il soit permis aux jeunes volontés de reprendre le flambeau et de produire bien mieux que nous. Sinon, il faut ajouter que publier dans sa langue maternelle est un acte de militantisme et d'amour pour son identité authentique. Il fut un temps où c'était aussi un acte de courage, parce que aller dans ce sens menait directement à une certaine vindicte. Strictement orale, notre langue perd progressivement de sa vitalité, de son génie. Elle est appelée à disparaître face aux autres langues et cultures soutenues par des Etats. Cependant, celles et ceux qui ont contribué, et de façon désintéressée, à la préservation de tant de trésors de notre culture ancestrale (ces orpailleurs de la tradition orale, comme dirait l'autre) ont bien du mérite, ils ont réagi à temps contre l'ostracisme, le mépris dont est très souvent victime toute culture de tradition orale. Au passage, je voudrais saluer la mémoire de tant de pères blancs qui ont consacré leur temps à cette tâche de sauvegarde du patrimoine culturel et linguistique de la Kabylie, voire même des Amazigh du Grand Sud algérien. Par les moyens rudimentaires du Fichier de Documentation Berbère, il nous est donné aujourd'hui d'avoir accès à leur collecte miraculeuse, puisque de nos jours il ne reste presque rien à butiner d'une sagesse séculaire longtemps ignorée. De là la déliquescence de la culture de l'Algérie profonde. Hier, jetée aux orties, aujourd'hui carrément menacée de disparition. Et dire que l'identité authentique d'un pays ne s'importe point : elle est là depuis des millénaire. Pensez-vous qu'un lectorat se constitue dans cette langue ? Oui, l'on peut dire qu'il se constitue, petit à petit, un lectorat dans cette langue qui est la nôtre. Toutefois, ce lectorat s'élargirait de façon considérable s'il y avait une réelle volonté politique de réhabiliter et de promouvoir cette langue et cette culture amazigh multimillénaires sur toutes terres du Grand Maghreb. Cette langue et cette culture encore lésées, marginalisées dans leurs propres pays, aussi bien dans les écoles que dans les gros médias. Cela s'appelle mon amère déconvenue. Que pensez-vous de la production littéraire de graphie amazigh ? La production littéraire, culturelle en général, fait son petit bonhomme de chemin certes, mais beaucoup reste à faire en la matière. Souvent le bon grain est enseveli par l'ivraie. Pessimisme ? Que non. Il suffit de suivre quelque peu les programmes de la chaîne de télévision étatique dite « tamazight » pour se rendre compte de la médiocrité de ces derniers. Tenez, des animateurs ne savent même pas faire correctement une phrase simple en kabyle. Lacune qui ne peut être tolérée sur les chaînes arabophones. Cela dit, nous avons des intellectuels qui produisent en arabe ou en français, ce qui est à saluer. Mais ne pourraient-ils pas, s'ils le voulaient vraiment, faire l'effort de produire aussi dans leur langue maternelle ? Lui apporter leur grain de sel ou leur touche de savoir-faire ? Faut-il rappeler que la culture, l'amour d'une culture, c'est tout comme l'éducation : elle commence à la maison, continue à l'école et finit dans la rue. Je vous laisse réfléchir. Quant à la graphie amazigh, d'éminents linguistes ont expliqué la commodité du caractère latin, de l'alphabet phonétique international. Loin de toute manigance politicienne, il m'appartient de dire que j'opte pour cet alphabet, et ce pour la même raison scientifiquement prouvée. Nos précurseurs dans la recherche et la production littéraire ont usé du caractère latin. Voyons un peu les génériques de la chaîne tamazight algérienne, la 4, comme on l'appelle, écrits en caractère arabes, ils sont dans la plupart des cas illisibles. Pourquoi cette frilosité quant à la transcription en caractères latins ? Pourquoi ce dédain à l'endroit de tout ce qui concerne l'émancipation réelle de la langue et de la culture amazigh ? J'y reste : que les instances concernées optent alors pour l'alphabet Tifinagh. Allons-y. Faisons comme ou mieux que l'écran de la chaîne amazigh du Maroc. Ecrire en langue amazigh, n'est-ce pas, à votre avis, une façon de lutter pour sauvegarder notre langue et, partant, notre culture ancestrale ? Naturellement. Il est de notre devoir d'écrire en tamazight. Sinon, espérer l'épanouissement de cette langue relève de la chimère. Encore un peu moins de volonté et/ou de conviction, encore un peu plus d'indifférence, et c'en est fini de la vitalité de nos racines culturelles encore humides, porteuses de vie. Ce sera la victoire absurde des ennemis de notre identité première. Le sillage tracé est-il emprunté par d'autres chercheurs ? Le sillage initial a été tracé par de grands noms de la littérature algérienne et maghrébine. Certes, il est suivi par d'autres. Tous n'ont pas droit au chapitre dans ce pays qui est le leur, où la chose amazigh fait encore peur. Où en est le combat identitaire ? Le combat identitaire est toujours dans les cœurs. Hurler dans les rues n'est plus de mise. Produisons pour imposer cette identité de l'Algérie profonde. De 1980 à nos jours, ce combat n'a point cessé, en dépit d'une certaine brisure provoquée dans le ciment de la dynamique populaire, par les politiques. Dois-je rester serein car le flambeau sera inéluctablement repris par la génération qui viendra après la nôtre ? Oui. Peut-il se suffire à l'aspect culturel ? Evidemment, on ne peut parler de combat identitaire sans se placer sur un terrain politique. Mais le politique est manipulateur, c'est la raison pour laquelle il ne m'intéresse guère. « Une culture manipulée est une culture morte », disait justement Mouloud Mammeri. Je laisse donc à chaque chapelle sa politique. Ce qui me tient à cœur, c'est bel et bien l'éveil et la floraison d'une langue, d'une culture, les nôtres authentiques et immuables qui attendent leur place au soleil depuis le premier jour de l'indépendance de l'Algérie. Vous avez fait partie du groupe Yugurten qui avait chanté des textes engagés. N'avez-vous pas l'intention de le reconstituer ? Ah, le fameux groupe Yugurten ! C'était l'avènement de la chanson kabyle moderne, militante, donc engagée dans le combat identitaire. Nous n'avions ni la liberté de dire, ni les moyens matériels d'aujourd'hui. Pourtant, comme tous les groupes de jeunes chanteurs de cette époque — les années 1970-80 — nous avons pu laisser derrière nous des chansons (textes et musiques) qui nous survivront car forgées dans l'esprit d'un combat, d'un amour pour l'art. Ce qui est loin d'être le cas de nos jours. Avec l'âge, ce ne sera pas facile de reconstituer le groupe. Et dire qu'il est en possession d'un répertoire inestimable. Il suffirait d'un petit sacrifice, peut-être.