Notre confrère avait dirigé, il y a une vingtaine d'années, avec brio, la page littéraire de Horizons, un espace où de nombreux auteurs publiaient leurs nouvelles et poèmes. Il avait auparavant collaboré à El Moudjahid puis à la revue « les 2 écrans » où il s'est révélé comme un critique perspicace. Il revient ici sur quelques haltes de son riche parcours et, surtout, son dernier roman qui pourrait se lire aussi comme un scénario. Deux livres déjà parus, un troisième en chantier. Comment s'est effectué chez toi le passage du journalisme à la littérature ? Comment vis-tu ce changement de statut ? En fait, c'est le contraire. Je suis passé de la littérature au journalisme. J'écris depuis l'adolescence, et même auparavant. J'ai commencé à publier dès 1967 et, parmi ces premiers textes figure une nouvelle, « Le fur et la mesure », parue dans la page littéraire — alors dirigée par Malek Haddad — du quotidien de l'est algérien An- Nasr. J'avais même eu droit à une présentation élogieuse par le grand écrivain en personne. Enfant, je pensais devenir avocat par idéal et par tradition familiale. Je suis fils de magistrat et, parmi mes ancêtres constantinois, il y a toujours eu des juristes et des hommes de loi. Aujourd'hui, c'est mon plus jeune fils qui reprend le flambeau. Ma fréquentation d'une rédaction, à Constantine d'abord, m'a détourné de ce que je croyais être ma première vocation et porté vers la passion du journalisme qui est en fait postérieure tout de même à celle de la littérature. C'est donc un changement à rebours. En écriture, je me situais alors sur la distance de la nouvelle, et encore de la courte nouvelle. J'écrivais sans avoir forcément le désir ni la volonté de publier parce que le journalisme, qui était devenu par la suite mon métier, a non pas contrarié, mais différé le passage à l'acte. Je ne me sentais certainement pas prêt pour une telle épreuve. En littérature, il faut avoir la capacité d'être un coureur de cent mètres en tant que nouvelliste, ou un marathonien en qualité de romancier. Je pense avoir été très vite à l'intersection de ces deux distances — ni coureur de cent mètres ni marathonien — en bifurquant dès les années 1970, encore jeune, vers l'écriture du scénario qui, pour moi, est une discipline de préparation, d'attente, et de prise de date. En fait donc, le journalisme, la littérature et l'écriture se sont toujours entremêlés chez moi et d'ailleurs jusqu'à cet instant où je te parle. Au fond, c'est le même statut dans mon esprit et depuis le début en ce qui me concerne. La scène de la chambre, quand Dina était petite est la matrice de son comportement. Pourquoi ce recours à un artifice qui relève de la psychanalyse ? Il est vrai que Dina est dans le Thanatos depuis sa petite enfance. En opposition à sa mère qui a été dans l'Eros jusqu'au terme de sa vie. On peut certes évoquer alors des figures psychanalytiques. Dina s'est construite dans la pulsion mortifère, pourtant le deuil d'un amour pour sa mère, jamais affirmé, est présent dans tout son être mais toujours dénié. La relation entre la fille et la mère s'inscrit dans le registre de l'attraction — répulsion de l'amour contrarié et de la détestation, depuis en effet cette scène qui est décrite à travers les sensations de l'enfant Dina, âgée d'un peu plus de trois ans. Depuis cet instant, elle a été dans un état de césure mentale qui ne l'a pas empêchée de s'épanouir. C'est une personnalité complexe, décrite comme glaciale, mais précocement mâture en comparaison de sa mère qui est dans la légèreté et le plaisir. Dina, comme figure littéraire, est celle de la femme-enfant, de la vierge tout à la fois protégée par son innocence et exposée à la prédation du monde réel. Je reste dans la pudeur dans ma narration même si les situations du récit sont d'une extrême violence et, certainement aussi, d'une brutale crudité. Je veux toujours être dans la vérité, je ne dirais pas dans le réalisme outré, car au départ et à l'arrivée c'est l'imaginaire qui fait la différence. On connaît ta passion pour le cinéma. Comment celle-ci transparaît dans tes écrits et influence ton écriture romanesque ? L'un n'exclut pas l'autre. Je fais la part des choses. Quand il s'agit de cinéma, je m'exprime dans le scénario. Les techniques sont différentes car le roman ne permet pas l'ellipse ou la voix off. J'ajoute que le roman nourrit le scénario, l'inverse étant l'exception. J'ai écrit un roman que je garde en réserve car il a servi à une adaptation cinématographique pour le scénario « Les intrus » actuellement en cours de production. J'espère pouvoir faire coïncider les sorties publiques du roman et du film. Je ne manque pas de projets ni pour la littérature ni pour le cinéma. Mais je n'écris pas de la même manière pour l'une et pour l'autre. Je pense avoir le souffle nécessaire pour être un romancier mais aussi un scénariste prolifique et constant. Ce ne sont pas quatre ou cinq romans que je pouvais écrire, mais une trentaine. Mais je n'ai aucun regret car je sais que c'est la vie qui décide. Je me suis objectivement tourné vers l'écriture du scénario à une certaine étape de mon parcours. L'autre dimension, c'est mon activité de journaliste, puis de critique d'art et de cinéma. En plus de quarante années d'exercice, j'ai écrit des milliers de textes et si le devais les rassembler, vingt volumes ne suffiraient pas. Je n'ai jamais pensé le faire par humilité, car le journalisme est la discipline par excellence du recommencement, une confrontation « sisyphienne » à l'écriture. L'écriture est une douleur, un arrachement parfois. En revanche, le statut de critique de cinéma me semble être le creuset de ma double activité de romancier et de scénariste. C'est de là que vient l'apparentement que tu cites avec le cinéma et son influence sur mes écrits. Dans ton roman, on ne trouve pas de figures d'intellectuelles qui souvent sont associées à la question féminine en Algérie... Tout de même, Dina est journaliste, ce qui suppose un minimum de dimension intellectuelle. Sinon, les personnages féminins de « L'allée des dames » sont des filles du peuple. Des profils de battantes, très dures. Il y a dans ce roman une pléiade de caractères. Rurales ou citadines, ce sont des femmes de tête, à l'image de Sania, de Zeida, ou de Toma, la paysanne qui châtrait les ânes. Je ne travestis pas la réalité en montrant les Algériennes sous ces traits. Je serais surpris que la représentation qu'on en fait prenne de court les lecteurs. Le personnage de Sania est déduit de modèles réels qui ont existé dans l'Alger cosmopolite des années 1970-1980 avant que le fondamentalisme et l'intégrisme ne viennent saper le principe de liberté, celui de la pensée et du corps. Je l'admets bien volontiers, il y a de l'âpreté dans ces personnages. Mais aussi de la tendresse et du sentiment humain. Hormis les policiers, les personnages masculins de ton roman sont négatifs. Le changement de la condition féminine peut-il advenir sans un rapport de confrontation avec les hommes ? Ta question découle presque de la réponse que je viens de te faire. On ne peut pas généraliser mon propos à noircir la représentation des hommes. Il y a lieu de percevoir les personnages masculins dans le contexte du récit dans lequel ils interviennent. Les personnages masculins de « L'allée des dames » ne sont pas globalement négatifs ou positifs. Par contre, les relations entre l'homme et la femme ne sont pas dénuées de préjugés, d'arrière-pensée et de convoitises, dans notre société. La part de la sexualité ne peut pas, dans de tels cas de figure, être éludée. Ce n'est pas un tabou, ni un interdit thématique, c'est une vérité qui est la matière même de l'art romanesque.