Le Soir d�Alg�rie : La Nuit des origines, votre dernier roman, est la premi�re de vos histoires qui ne se d�roule pas en Alg�rie. Quelle est sa place dans votre parcours d�exil� et de romancier ? Noureddine Sa�di : Par la forme romanesque certes, mais d�j� des nouvelles publi�es, je pense �Au caf� de la Scarpe� ou �Le r�ve de Wazemmes� et d�autres, se d�roulent ailleurs et en m�me temps en Alg�rie, j�entends que les lieux se t�lescopent entre ce que l�on image souvent par l� �ici� et �l�-bas�. Il y va bien �videmment la figure parabolique de l�exil en tant qu��preuve du narrateur. L�exil�, l�expatri�, l�immigr�, l��tranger est toujours celui qui vit les pieds sur une terre et une m�moire, un imaginaire dans les lieux physiques ou culturels de ses origines. Ce n�est pas tant l�image de l�entre-deux que celle de l�imbrication entre le r�el et l�imaginaire. Du reste si La Nuit des origines se d�roule au march� aux puces de Saint- Ouen, ce roman est dans la continuit� des pr�c�dents : Dieu le fit dans un bidonville, mais par une narration de d�placement, de voyage vers les origines, est �galement un roman de l�exil ; La Maison de lumi�re, une all�gorie de l�Alg�rie se termine par l�exil du personnage Rabah. Il y a une th�matique de continuit�, je crois, dans mon travail litt�raire car au fond Les Puces c�est, dans le regard de mon personnage Abla, un souk, une medina comme un retournement de ce que fut le regard pittoresque des orientalistes sur Le Grand Bazar ou les clich�s du Voyage en Orient. Il s�agit donc d�un d�tour car si le roman se d�roule � Paris c�est de Constantine, de l�Alg�rie qu�il s�agit gr�ce aux proc�d�s, je dirais psychanalytiques, de �d�placements �, de �refoulement�, de �culpabilit� qui sont en travail dans ce personnage d�Abla-Alba. C�est l��criture de fiction qui fait de lieux r�els un ailleurs mythique ou symbolique. Faisons de la fiction : l�auriez-vous �crit si vous n�aviez pas quitt� l�Alg�rie il y a plus de dix ans ? Il m�est difficile de r�pondre � cette question qui me renverrait � une sorte de �nostalgie de ce qui n�a pas eu lieu�� Peut-�tre� Je ne sais car je ne sais m�me pas si j�aurais �t� �crivain de fiction en demeurant en Alg�rie� Difficile de dire� Sait-on d�abord jamais pourquoi on �crit ?... La fiction, pour moi en tout cas, na�t du sentiment d��tranget� � tout, au r�el mais �galement � soi-m�me ; c�est l�invention d�une histoire pour combler ce trou. C�est pourquoi j�aime beaucoup la d�finition de la litt�rature que donne Aragon : �Le mentir-vrai�. C�est un th��tre de la m�moire mais qui ne met pas en sc�ne quelque autobiographie, ou comme on dit maintenant une autofiction, et s�inscrit davantage dans la qu�te d�une v�rit� narrative, une subjectivit� de l�Histoire. Le parcours d�exil est essentiel dans ce que j��cris. C�est cette histoire que je r�invente sans cesse� Quelle histoire recherchez- vous � travers celles que vous �crivez ? C�est l��ternelle question de la litt�rature : la pr�tention de la fiction � une histoire plus vraie que la r�alit� de l�histoire, celle avec un H. C�est l�interrogation par la subjectivit� de l��criture de ce que Paul Ricoeur appelle �L�inqui�tante �tranget� de l�Histoire�. Les histoires que j��cris sont des narrations, des fruits de l�imagination, mais qui sont des all�gories de fragments de l�Histoire, celle de sujets, de personnages et celle plus collective. Elles naissent du surgissement d�un souvenir, d�une �nigme de la m�moire ou d�un d�sir de reconstruction d�un sens de la vie � travers des ��tres de papier�, des personnages. Dans La Nuit des origines, ils sont humains � hommes, femmes, etc.� mais �galement des objets car comme je l��cris �aux puces, chaque objet est un sujet de roman�. Les pi�ces d�antiquit� ne sont pas de simples objets usuels, ils ont une nouvelle vie apr�s �tre pass�s dans le purgatoire de caves ou de greniers ; ils sont, si je puis dire, des objets d�amour des collectionneurs ; ils ont en effet une histoire, une inscription dans le temps, du �vieux� qui leur donne la valeur. C�est cette histoire-l� qui est la qu�te de mes romans, de ma fiction, l�histoire qui sourd, invisible et soudain �ruptive dans une vie singuli�re, dans les archives d�un c�ur ; c�est le pouvoir �motionnel des histoires de vie. En ce sens, oui, je suis un �crivain narrativiste mais qui au fond raconte, � chaque roman, la m�me histoire malgr� les apparences des lieux et des r�cits qui changent, se poursuivent. Bayda, le personnage de Dieu le fit c�est Blanche de La Maison de lumi�re ou Abla de La Nuit des origines, la m�me nomination en trois langues. Elles se ressemblent psychologiquement, et m�me par des traits physiques. Elles se suicident toutes trois dans une dramaturgie propre � chacune. Il y a quelque chose de l�ordre obsessionnel, une histoire intime sans cesse recommenc�e pour �riger par l��criture une s�pulture symbolique � une morte aim�e. Une histoire des origines� De celles qu�on ne peut raconter que par l�all�gorie, le symbolique et le d�tour par la fiction. Propos recueillis par Bachir Agour LA NUIT DES ORIGINES (*) DE NOURREDINE SAADI Une composition verticale On a beaucoup parl�, et � juste titre, du roman de Nourredine Sa�di comme d�un hommage aux puces de Saint-Ouen. Ce qui, compte tenu du peuplement tr�s diversifi� de la France actuelle, peut passer pour un hommage � ladite France, qui appara�t m�me ici plut�t moins bigarr�e et moins arabis�e qu�on n�a tendance � le dire. A lire La Nuit des origines, on est saisi par le sentiment que les �crivains alg�riens qui vivent en France (depuis leur naissance ou depuis des circonstances vari�es) ont compl�tement pris en charge une sorte d�h�ritage et de la soci�t� fran�aise et de sa repr�sentation romanesque. Nourredine Sa�di nous aide beaucoup � nous orienter dans cette direction en rendant hommage � Raymond Queneau qui lui aussi, romancier et po�te, fut sensible en son temps aux paysages et aux habitants de cette banlieue. Banlieue au sens ancien du mot, celui qui �mane par exemple des photos de Robert Doisneau, et non �banlieue nord� au sens o� on l�entend aujourd�hui en langage sociologique sans qu�il soit besoin de pr�ciser les connotations. En ce sens, un romancier d�origine alg�rienne comme Nourredine Sa�di maintient une certaine tradition de ce qui a �t� un grand moment du roman (et du cin�ma) fran�ais de l�apr�s-guerre, celle des ann�es 45 � 60 du si�cle dernier, avant que les apports High-Tech de la modernit� ne posent le label de vieilleries sur tout ce qu��tait ce monde-l�. M�me des aspects tr�s contemporains, comme les �lections municipales qui constituent un des fils narratifs du roman, maintiennent elles aussi une certaine tradition d�apr�s-guerre, quand le Parti communiste r�gnait en ma�tre sur les banlieues. Les courants nouveaux qui sont apparus depuis lors sur les franges de la gauche ou de l�extr�me gauche ne changent pas fondamentalement, d�un point de vue de perception litt�raire sinon politique, le sentiment d�une continuit� avec cette �poque, et ce n�est sans doute pas Didier Daeninckx, sp�cialiste de leur repr�sentation romanesque, qui dirait le contraire. On serait tent� de penser que s�il y a une continuit� de la soci�t� fran�aise urbaine et p�ri-urbaine depuis 50 ans, on le doit � ces milieux �ethniques� tr�s francis�s dont les Alg�riens constituent une grosse majorit� ; dans le caf� de Jeanne, haut-lieu du roman de Nourredine Sa�di, existe encore un peu du peuple fran�ais, celui de Brassens par exemple, auquel le pr�nom de Jeanne rend hommage. Hommage encore � une autre tradition du roman fran�ais, celle d�Andr� Breton et de �Nadja�, � travers ce personnage path�tique et condamn� qu�est Abla- Alba, jeune femme d�origine alg�rienne mais dont le p�riple vers le suicide se passe dans les taxis qui la conduisent de la rue de Charonne aux puces de Saint- Ouen et vice-versa. La repr�sentation de la femme dans le surr�alisme, (si d�cri�e qu�elle ait �t� depuis par certains courants f�ministes) s�accorde assez bien avec le sentiment, exaltation et d�sarroi, qu�elle inspire � Alain-Ali, le principal personnage masculin de La Nuit des origines. Fils d�une m�re alg�rienne dont il v�n�re la m�moire et d�un p�re fran�ais tr�s t�t disparu, il repr�sente une certaine figure bouleversante de l�homme contemporain, (dans la cat�gorie �loosers�) qui ne peut ni ne veut s�appuyer sur aucune tradition d�aucune sorte, ni sur aucune connaissance acquise, pour tenter de s�y retrouver dans la relation amoureuse qui le confronte au comportement f�minin. Abla inspire � Alain ce qu�on appelait l�amour fou au temps du surr�alisme, mais les f�ministes ont d�autant plus raison de n�y trouver aucune compr�hension r�elle de la femme que c�est pr�cis�ment ce que les hommes eux-m�mes d�plorent, et on ne voit pas qu�il y ait lieu de leur reprocher la part d��merveillement qui accompagne cette absolue d�tresse. Face � une �mancipation f�minine, qui, dans le monde maghr�bin a commenc� tardivement, les incertitudes du monde masculin rejoignent plus ou moins ce qu��taient celles des Fran�ais les plus sensibles au m�me �v�nement (et � sa part de douleur et de difficult�) dans les ann�es 20 � 30 du si�cle dernier. Mais enfin, dira-t-on, m�me si le roman se passe � Paris, n�y a-t-il rien de particulier du fait que l�h�ro�ne est originaire de Constantine d�o� elle est d�barqu�e r�cemment ? Evidemment si, et l�on pourrait aller jusqu�� dire que l�on assiste enfin � travers elle au croisement attendu de Nadja et de Nedjma. A dire vrai, Kateb Yacine et Constantine arrivent tardivement et discr�tement dans le livre de Nourredine Sa�di, du moins si l�on s�en tient aux apparences. Il se pourrait bien qu�on ne s�avise vraiment de leur pr�sence qu�au moment o� l�auteur nous dit d�Abla, enferm�e dans son �Palais� de la rue de Charonne : �Abla ne quittait presque plus sa chambre�, etc., phrase o� tout lecteur de �Nedjma� en reconna�t une autre : �Rachid ne quittait plus le fondouk�, etc. Evocation confirm�e d�s la page suivante lorsque Abla se souvient �de sa maison d�enfance en �-pic sur l�ab�me du Rummel� (p.170). Or, nous sommes ici une trentaine de pages avant la fin du livre, et l�on dirait que cette fin prochaine autorise de plus en plus l�auteur � une r�f�rence d�abord refoul�e. C�est ainsi que l�on trouve finalement � la derni�re page de La Nuit des origines un magnifique hommage � la ville de Constantine, dans un fragment de texte suppos� �crit par Abla et o� l�on entend dans toute leur splendeur les �chos des pages consacr�es par Kateb � cette m�me ville, dont la dimension mythique vient de lui. Reste � expliquer cette discr�tion dont nous parlions, dans toute une partie du texte, en commen�ant par ce qui n�est bien s�r qu�une hypoth�se : la peur d��tre englouti par ce parrainage prestigieux mais trop souvent usurp�, tant il est vrai qu�il est devenu une sorte de �must� pour des �crivains alg�riens avides de s�emparer des plumes du paon et de s�en parer. Mais il faut s�rement aller au-del�, pour comprendre que Kateb et Constantine reviennent finalement en force dans le roman. Ni l�un ni l�autre n�ont disparu mais ils sont d�sormais dans cette nuit dont parle le titre et dans laquelle va les rejoindre Abla au fond de son cercueil qu�on rapatrie. De cette nuit sur laquelle chacun g�mit et s�indigne, l�auteur ne dit � peu pr�s rien, sans doute parce qu�il se refuse aux formules convenues que d�ploie si facilement l�acheteur potentiel du manuscrit : �Cette horrible guerre, ces massacres dans les journaux...� (p.191) Sans doute aussi parce que sa mani�re d�en parler consiste � charger Abla d�un message de mort qui est d�un tout autre ordre que celui des mots. Impossibilit� � dire, ind�cence des formules, l� pourrait �tre la clef du roman. Ce que nous appelions la discr�tion remarquable, voire �tonnante, de l�auteur sur la part alg�rienne de son livre consiste plut�t � la d�signer comme sa part forc�ment indicible et enfouie. Part engloutie de l�iceberg alors que la partie fran�aise, si visible, en est la partie �merg�e, sur laquelle se trouve report� tout l��clairage donn� par l�auteur. De l�Alg�rie ne surgissent ici et l� que des traces, et des traces dont la principale � le manuscrit qui rattache Abla � son pass� � va bient�t �tre ensevelie pour toujours avec Abla elle-m�me. Dans ce livre et dans cette histoire, ce qui touche � l�Alg�rie n�est pas seulement refoul�, comme le dit parfois Abla elle-m�me, sans doute parce qu�elle voudrait croire sans y parvenir qu�il s�agit d�un rejet volontaire et salvateur. Plus gravement, on pourrait dire d�un terme psychanalytique que cette part-l� est scotomis�e, en sorte qu�elle ne peut plus se dire, comme l�exprime ce cri unique sorti de la bouche d�Abla : �Vous voulez conna�tre quoi sur moi, sur l�Alg�rie, quand il n�y a plus de mots, de vocabulaire pour en parler ?� (p.197). Mais il va de soi que si l�Alg�rie ne peut �tre dite par Abla, il n�est pas davantage supportable qu�elle soit dite par d�autres, comme s�y essayent les pr�tendants � l�achat du manuscrit, personnages fort diserts et qui n�ont, eux, aucun probl�me d�expression ! L�auteur du roman adopte par empathie l�attitude d�Abla, � peu pr�s toujours silencieux lorsqu�il s�agit de son pass� et de son pays. On pourrait parler d�une composition verticale du livre en accord avec son sens profond. Au niveau visible, tout un morceau d�espace fran�ais, les puces de Saint-Ouen avec les �tres vivants qui s�y meuvent et qui, comme la patronne du bistrot Madame Jeanne, ont d�cid� qu�une fois pour toutes et quoi qu�il en soit, ce ne serait pas le Mur des Lamentations. Au niveau � peine visible mais souterrainement tr�s pr�sent, ce que dans ce monde apportent Abla et partiellement Alain, aid� par son amour fou � sentir bien plus qu�� comprendre ce qu�Abla ne dit pas. La soci�t� fran�aise du romancier alg�rien est d�autant plus pr�sente, sensiblement, existentiellement et de bien d�autres mani�res, qu�elle prend la place d�une autre qui ne peut plus �tre ni �tre dite. On pense � la mani�re dont Eluard salue la femme �aujourd�hui pr�sente�, apr�s la mort d�une autre qui fut follement aim�e. II y a d�ailleurs beaucoup de femmes disparues dans le roman de Nourredine Sa�di : Sophonisbe, Anna Kar�nine, Abla, qui ont toutes dans la mort le visage de Greta Garbo. Cette fusion dans une image commune pourrait �tre le lien entre les deux niveaux de lecture dont nous parlions. Denise Brahimi