19 mars 1962. Dans près de huit mois, l'Algérie allait entrer en sa huitième année de guerre. Rien n'aura été épargné à un peuple qui avait pris les armes pour arracher sa liberté et recouvrer sa dignité. Tortures, regroupements forcés, tueries, emprisonnements pour brimer cet irrépressible désir de liberté qui suscitait l'admiration du monde. La France coloniale a jeté toutes ses forces dans la bataille. Le général de Gaulle, arrivé au pouvoir en mai 1958, avait conduit une politique de la carotte et du bâton. Les ouvertures politiques dont s'était fait l'homme du 18 juin n'empêchaient pas le lancement de terribles campagnes militaires pour pacifier le pays. Les opérations des généraux allaient porter un terrible coup aux maquis de L'ALN. Sur les fronts politique et diplomatique, le GPRA ne cessait de remporter des succès. De Gaulle, qui avait fini par prendre conscience que continuer à vouloir imposer une solution militaire équivaudrait à ramer contre l'histoire, changea de tactique. C'est après avoir épuisé la possibilité de l'emporter sur le terrain des opérations militaires qu'il changea de stratégie. C'est sous son règne qu'on connut des opérations Jumelles, Pierres Précieuses, l'électrification des frontières est et ouest et des dizaines d'exécutions de condamnés à mort. Il lancera d'abord son appel à la paix des braves le 23 octobre 1958. Celui-ci s'apparentait à une demande de reddition des moudjahidine. Il finira par se résoudre à proclamer le droit des Algériens à l'autodétermination. Septembre 1959. «L'autodétermination ». Le mot est prononcé. C'est l'ouverture décisive, le dépassement des formules intégrationnistes, le renoncement, non-sans de nouveaux déchirements, à l'Algérie d'autrefois-«l'Algérie de Papa», écrira plus tard Rédha Malek dans son livre « L'Algérie à Evian » qui demeure un précieux et irremplaçable document. Il savait de quoi il parlait celui qui était le porte-parole de la délégation du FLN aux négociations. Celle-ci, avant de rejoindre l'hôtel du Parc où se déroulaient les négociations, résidait au bois d'Aveulit, gentilhommière mise à sa disposition par l'émir du Qatar. FIDELITE AUX PRINCIPES FONDATEURS Les négociateurs d'Evian finissent par annoncer le 18 mars à 17 h 30 un accord. Il proclame un cessez-le-feu pour le 19 mars à midi sur tout le territoire algérien. C'est l'aboutissement d'un long processus entamé dès août-septembre 1956 entre le FLN et le gouvernement français. Evian, charmante station helvétique, accueillera trois séances de pourparlers. La première à partir du 20 mai 1961. La dernière rencontre entre le 4 et le 18 mars 1962 aboutira à l'accord final. Dès es premiers contacts secrets, le FLN maintiendra le préalable de l'indépendance sans lequel aucun cessez-le-feu n'interviendra. La plus grande victoire des accords d'Evian, paraphés par Krim Belkacem, est la consécration de cette option pour laquelle se sont sacrifiés des milliers de fils et de filles d'Algérie. Tenté par l'autonomie, le gouvernement français avait fini par reconnaître cette indépendance et la France qui avait perdu son âme dans ce conflit avait fini par se réconcilier d'abord avec elle-même. L'Etat algérien venait de ressusciter. Cela explique l'indescriptible joie qui s'était emparé des villes et campagnes. Dans une lettre au GPRA citée par Harbi dans « Le FLN, mirage et réalité », Mohand Oulhadj, alors chef de la wilaya III, écrivit u'en Kabylie, «personne ne dort, personne n'est fatigué». La guerre avec son lot d'horreurs était certes finie. Les refugiés allaient rentrer, les familles se réunir dans la paix mais il y a d'abord ce sentiment d'avoir obtenu gain de cause sur le point le plus important. Un rêve, celui de générations entières, prenait la forme d'une réalité : l'Algérie une et indivisible. Tout au long des négociations durant les trois dernières années de la guerre à Melun puis aux Rousses, jamais les délégués du FLN n'ont transigé sur ces principes. A la dernière halte, dans cette station helvétique, ses délégués (Krim Belkacem alors vice-président du GPRA et ministre de l'Intérieur, Saâd Dahleb, M'hamed Yazid, Benyahia, Benaouda…) n'ont pas renié les principes fondateurs du combat libérateur. Le risque réel de balkanisation a été écarté. Celui qui était alors président du GPRA, Benyoucef Benkheda dans un message adressé le 18 mars, a su trouver les mots justes pour expliquer que l'essentiel a été préservé. L'Intégrité territoriale, l'unité du peuple et la reconnaissance du GPRA comme unique interlocuteur du gouvernement français. Depuis la découverte notamment du pétrole au Sahara, les visées pour détacher celle-ci de l'Algérie ont aiguisé les appétits. En juillet 1961, à Lugrin, c'est le FLN lui-même qui prit l'initiative de la rupture pour rappeler qu'il ne peut y avoir de concessions sur cette partie du territoire. Certains milieux n'avaient non plus renoncé à créer une troisième force pour gêner le FLN et d'autres estimaient toujours que les Algériens étaient un conglomérat de communautés qui ne pouvaient former une nation. Les négociateurs français n'ont pu imposer la double nationalité pour les Européennes désireux de rester en Algérie. Ils devaient choisir de rester Français ou d‘opter pour la nationalité algérienne. PROMESSES DE L'AUBE Certes, certains dirigeants, notamment à l'état-major de l'ALN, remettaient en cause le contenu de ces accords qui n'auraient pas démantelé les bases du système néocolonial en Algérie. Quand il fut soumis au CNRA (Conseil national de la révolution algérienne), sorte de parlement, Houari Boumediene et trois de ses collègues votèrent en février 1962 contre ces accords. Cela semble être la raison pour laquelle il a fallu attendre le retour de Boudiaf pour que cette date soit réhabilitée. Redha Malek a rappelé en 2002 le temps où la télévision nationale montrait la délégation française avec Louis Joxe devant une table vide. S'il est vrai que la France, en vertu de ces accords, conserva quelques années encore des bases comme celle de Mers El Kébir, elle ne réussit pas à faire de l'Algérie un pion dans sa politique étrangère. Ni Ben Bella ni Boumediene ne seront des pantins. Des garanties furent certes données à la communauté française mais l'évolution du pays a donné de plus en plus un contenu concret à l'indépendance. Citons encore Benkhedda, fervent défenseur de ces accords auxquels il a consacré un ouvrage. « Le cessez-le-feu n'est pas la paix comme l'indépendance n'est pas une fin en soi .» Ce n'est pas sans raison que l'Algérie célèbre en ce 19 mars, une date demeurée longtemps occultée, la fête de la Victoire. Ce jour-là, malgré les exactions de l'OAS, marque encore la mémoire populaire. Le maire d'Evian lui-même, Camille, fut une des victimes de cette organisation extrémiste. En Algérie, l'organisation, apparue en janvier 1961, allait assassiner des centaines de personnes anonymes ou célèbres comme l'écrivain Mouloud Feraoun Sa folie sanguinaire a conduira à détruire des infrastructures éducatives et économiques. On ne peut juger avec les yeux d'aujourd'hui la grandeur et la valeur d'un tel triomphe. Il suffisait d‘être indépendant. Le 19 mars on ne l'était pas encore officiellement. Une période et des autorités de transition furent aménagées. Personne ne doutait pourtant de l'issue du référendum d'autodétermination prévu pour juillet 1962. Le soleil allait définitivement se lever. Le 19 mars avait les couleurs et les promesses d'une aube.