Quand je lis ces livres, je suis aussitôt transporté dans mon village et tous les endroits qu'il décrit, me semblent familiers. Les histoires qu'il raconte et les traditions également. Les genêts habillent, en ce printemps, la grande Kabylie d'un doux burnous jaune. Son odorat particulier embaume l'air et les senteurs flattent les narines jusque sur les hauteurs d'Azeffoun précisément là où sont situés plusieurs villages, dont Oulkhou, le village natal de Tahar Djaout. Perchée en haut d'une colline couverte de figuiers et d'oliviers, la bourgade se tourne vers la mer en quête de fraîcheur en été et s'abrite sous les montagnes l'hiver, à l'abri des grands vents et des tempêtes de neige. Un endroit idéal pour les touristes ! Très conservateurs, les habitants d'Oulkhou aiment se retrouver en famille, en période estivale. D'ailleurs, très rares sont ceux qui acceptent de louer leurs maisons aux touristes qui, attirés par la mer et la montagne, envahissent la région. Il faut dire que le village jouit d'une vue splendide sur la mer et est conçu dans une vieille architecture simple mais très apaisante pour les yeux. En s'y promenant, le village nous paraît familier, ayant une impression de déjà vu tellement il a été si bien décrit par Tahar Djaout, dans ses ouvrages. Les endroits cités et les histoires imaginées dans les «Vigiles» et «l'Exproprié», prennent forme sous nos yeux et se concrétisent. Curieux malgré nous, nos regards fouinent les lieux tant évoqués par l'illustre écrivain, cherchant à reconnaître les arbres, les fleurs, les habitants et les quartiers du village tendrement décrits. Mais aujourd'hui, ce sont eux qui parlent de lui. Les buissons légèrement ébouriffés par la brise sur lesquelles il s'étendait quand il était tout petit, portent encore l'empreinte de Tahar Djaout et les arbres se souviennent de lui quand il s'adossait sur leur tronc, sous les feuillages, pour rêvasser et atteindre, par la pensée, la ligne de l'horizon bleu. C'est là où il est enterré aujourd'hui, au milieu des oxalis et des chants d'oiseaux. Sur sa tombe, on peut lire l'inscription qui lui a coûté la vie : «Si tu parles, tu meurs, si tu te tais, tu meurs, alors parles et meurs». «Tahar s'adossait souvent aux arbres pour contempler l'endroit où enfant, il venait jouer», raconte Gasmi Akli, son ami d'enfance, en montrant du doigt les grands arbres plantés à proximité du cimetière où il est enterré, à la sortie du village. C'est aussi dans ce lieu que Tahar créait ses romans. Mais avant cela, il rêvait d'abord d'atteindre un grand niveau d'instruction, lui qui, comme les enfants de son âge, avaient souffert des affres du colonialisme. «Il se souvenait de tout, depuis l'âge de 4 ans ! De sa mémoire, ont émergé des souvenirs, des histoires de notre village que nous avions crus oubliés ! Pour ma part, je me rappelle qu'il était fou de joie quand il a su qu'une école allait s'ouvrir dans le village. C'était en 1956, je crois. Il s'imaginait déjà portant un cartable sur son dos ou assis derrière une longue table…, mais il redescendit vite sur terre quand il vit que de l'école, il n'y avait que des murs et des briques au lieu de chaises ! D'ailleurs, il en parle dans son ouvrage «le Chercheur d'os»», se souvient Gasmi. Cette école tant évoquée par Tahar Djaout qui constituait les prémices de son rêve, fait office aujourd'hui de centre médical. Mais cela ne pose aucunement problème pour les enfants du village puisqu'ils ont une école bien à eux. Une «vraie» école, comme celle dont rêvait Tahar pour lui, avec des chaises, des tables longues, des cartables…et que son frère, Ahmed Djaout, un poète, dirige dans la sérénité et le calme absolus. Car, à Oulkhou, les classes surchargées n'existent pas. Au contraire, l'école se plaint de ne pas avoir «assez» d'élèves. Les classes sont, en effet, à moitié vides et ne sont occupés que par une poigné d'enfants. Les considérations sociales qui privilégient l'instruction des garçons au dépend des filles ne sont pas du tout en cause mais plutôt des considérations culturelles et surtout, économiques ! «Tous les enfants du village, garçons et filles, sont scolarisés. Mais notre village abrite quelques 313 habitants environs dont très peu d'enfants. Depuis quelques années, les naissances sont réduites, par choix, pour des raisons disons plutôt culturelles. Les couples ne veulent plus avoir plus de deux enfants. Et puis, il faut dire que la vie d'aujourd'hui est plutôt chère !», explique-t-il. DU TRAVAIL OCCASIONNEL Il est rare, en effet, de croiser un enfant dans le village. Les adolescents aussi d'ailleurs, ils sont tous au collège qui se trouve à 8 km de chez eux. Pour voir un groupe de jeunes enfants, il faut attendre les grandes vacances. Sinon, le reste de l'année, le village est pratiquement vidé de l'effervescence juvénile. «L'APC a installé un excellent dispositif de transport scolaire. On ne s'en plaint pas !», souligne un ami d'enfance de Tahar Djaout, un enseignant à la retraite. Durant la journée, Oulkhou n'est peuplé que par les grand-mères qui se regroupent au sommet de la colline, en face de la mer, pour débattre des événements locaux, et quelques «sages» qui se retrouvent dans la séquifa de la mosquée que Tahar Djaout a financé et aidé à construire en 1987 avec l'aide de ses concitoyens. «Je me souviens qu'on conduisait la brouette à tour de rôle. On discutait littérature et politique tandis que nos mains étaient plongées dans le sable et le ciment. Tahar aimait beaucoup voir les sages du village se rassembler ici. Du temps du père de Tahar, le comité des sages du village était réputé pour son rôle dans le dénouement des conflits qui opposaient les villages voisins», évoque-t-il en feuilletant les ouvrages de Tahar, tous dédicacés par ce dernier. «Tout est là dedans. Quand je lis ces livres, je suis aussitôt transporté dans mon village et tous les endroits qu'il décrit, me semblent familiers. Les histoires qu'il raconte et les traditions également», ajoute-t-il. Parmi les traditions qui font la réputation du village : chercher une activité ou un emploi pour les jeunes chômeurs. «Jadis, le chômage n'existait pas dans notre village. Nos aînés parcouraient le village pour vérifier si tout le monde avait quelque chose à faire. S'il rencontrait un chômeur, il lui trouvait aussitôt du travail. Ils obligeaient tout le monde à travailler, à avoir une occupation. L'oisiveté était inacceptable. Comme le village avait une vocation à 100 % agricole, le travail ne manquait pas et la vie était beaucoup plus simple», estime Gasmi Akli, déplorant que cette pratique ne se fait plus de nos jours. D'ailleurs, même si cette pratique avait persisté, les aînés auraient eu du mal à trouver du travail pour tout le monde ! L'activité agricole n'est, à présent, qu'un lointain souvenir et les habitants préfèrent travailler en ville, dans l'enseignement et le paramédical. Mis à part la famille de l'un des neveux de Tahar Djaout, aucun des habitants du village ne travaille la terre alors qu'à l'origine, c'était une zone agricole à 100 %. Pour comprendre le pourquoi de cette situation, il faut remonter à l'époque coloniale, en 1957 précisément, quand la France avait décidé de faire d'Oulkhou son village de regroupement. «Beaucoup de familles ont quitté le village tandis que le reste était pratiquement enfermé. Les habitants ne pouvaient plus s'occuper de leurs terres qu'occasionnellement. Ce qui a conduit à la déperdition des récoltes et des terres. Peu à peu, le village a perdu sa vocation première et les habitants se sont tournés vers d'autres centres d'intérêts en matière d'emplois», se rappelle-t-il. Le chômage donc a commencé à pointer son nez au fur et à mesure et cela continue aujourd'hui avec moins d'intensité toutefois que dans les grandes villes. «D'une façon générale, les jeunes du village trouvent toujours quelque chose à faire, dans le domaine du bâtiment notamment. Mais le problème qui se pose, c'est que les emplois ne sont pas permanents. Nous avons actuellement une vingtaine de jeunes qui sont sans travail», confie Meziane, un étudiant qui occupe ses vacances scolaires en travaillant dans un chantier de constructions, très nombreux à Oulkhou. Au fait, depuis la promulgation, en 2008, des dispositifs en matière d'aides financières pour les auto-constructions, les chantiers fleurissent au village, occupant pratiquement tous les espaces vides. LE LOGEMENT OUI, MAIS… Le village vit donc une véritable extension. Cela dit, des villageois ont conservé quand même quelques anciennes maisons de pierre qui confèrent au village un charme particulier. La famille de Tahar Djaout compte parmi ces privilégiés. De son vivant, Tahar et son frère, tout en reconstruisant leur maison familiale, ont laissé une partie de leur ancienne maison. «Avant ces dispositifs, nous avions des problèmes de logement. Les nouveaux couples n'avaient d'autre choix que de vivre avec leurs belles familles. Mais maintenant, la situation est différente. Grâce à ces aides financière, les habitants ont pu réaménager leurs anciennes bâtisses ou construit une maison neuve. Les nouveaux couples peuvent désormais avoir leurs propres logements via la construction.», dit-il. Sauf, reprend le jeune Meziane, les chômeurs. «Pour pouvoir bénéficier des aides de l'Etat en matière de construction, il faut d'abord commencer par bâtir la platef-orme avec nos propres moyens. Or, sans travail, nous ne pouvons pas avoir de l'argent pour construire la plate-forme en question et donc, pas de logement. Bref, le logement est conditionné par l'emploi», déplore-t-il. Des problèmes qui sont d'autant plus difficiles à oublier en l'absence de loisir et de divertissement. LES LOISIRS, INEXISTANTS Certes, il y a la mer, la montage, le soleil, l'air pur, la verdure à perte de vue mais, à la longue, on s'en lasse. Surtout qu'en période hivernale, il est pratiquement impossible d'en profiter ! Il faut attendre, en outre, des occasions spéciales pour assister à une manifestation culturelle ou artistique. Le festival du film amazigh, par exemple, ou les fêtes religieuses et traditionnelles. Aujourd'hui, même les sages du village ne se réunissent plus pour la simple raison qu'il y en a plus beaucoup! «Nous regrettons vraiment les réunions, «tajmaât», au pied de la mosquée. C'était un rendez-vous que personnes du village, vieux ou jeunes, ne manquaient tellement c'était divertissant. Tahar, je me souviens, adorait assister à ce genre de rencontres, écouter nos aînés parler et même se chamailler. Tahar et moi, nous nous amusions follement quand nos pères respectifs se querellaient, sans méchanceté, à propos de tout et de rien. Mais heureusement que les jeunes ont pris, récemment le relais pour ressusciter cette tradition», raconte Gasmi Akli. A défaut donc de loisirs neufs, les jeunes du village se tournent vers les anciennes traditions, la tajmaaât mais aussi les fêtes religieuses qu'ils célèbrent en grande pompe. Les réunions de tajmaât sont aujourd'hui animées par les jeunes et pour les jeunes. Munis d'ouvrages et de journaux, ils se réunissent chaque soir, abordent les sujets du jour, échangent leurs impressions en matière de littérature, politique, …un spectacle qui aurait certainement fait plaisir à Tahar Djaout. Quant aux divertissements pour les femmes et les jeunes filles… il reste hélas beaucoup à faire de ce côté-là !