Communion n Il y avait entre lui et le reste de la communauté une relation pérenne, presque effective dans laquelle chacun se reconnaissait et s'identifiait. Je ne sais pas si nous en avons pris conscience, mais le monde qui nous entoure est de plus en plus impersonnel, voire anonyme. Il y a quelques années, par exemple, dans tous les villages de l'arrière-pays, vivait un personnage central, nodal même. Presque incontournable. Non ce n'était pas «k'bir el-djemâa», le chef du conseil, mais le crieur public que l'on appelle communément «berrah». Pourquoi serait-il plus important qu'un autre ? Pour la simple raison qu'il jouait, sans le savoir, le rôle de courroie de transmission entre les membres de toute la société. Il y avait donc entre lui et le reste de la communauté, une relation pérenne, presque effective dans laquelle chacun se reconnaissait et s'identifiait. De par sa fonction, il était au courant de tout ce qui se passait, savait tout et avait fini par devenir une référence en matière de communication. Il remplaçait, à une époque où le téléphone était un luxe, tous les moyens modernes de transmission, Internet, fax, telex, journaux, télévision et autres inventions du même tonneau. Lorsque quelqu'un, par exemple, perdait son porte-monnaie ou ses papiers, surtout le jour de marché hebdomadaire où il y avait trop de monde dans l'agglomération, c'est à lui qu'il sera fait appel pour en informer toute la population en annonçant très souvent une petite prime pour celui qui les aurait trouvés. Le «berrah» se déplaçait de quartier en quartier et choisissait de préférence les carrefours les plus importants, les points névralgiques pour être sûr que son message aura été compris, reçu et entendu. Et lorsqu'une personne décédait dans le bourg ou hors du bourg, c'est encore lui que la famille du défunt sollicitera pour informer les habitants de l'heure et du lieu de l'enterrement. L'amalgame est peut-être vite fait. Comme cet auguste personnage n'annonce jamais de «bonnes» nouvelles, entendre par-là les festivités d'un mariage ou cérémonie d'une «ouadda», on aurait tendance à le prendre pour monsieur-mauvaises-nouvelles, l'oiseau de mauvais augure, le corbeau même. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le berrah était un homme apprécié, aimé et même très respecté. Et cela pour une raison évidente, surtout en milieu rural : il n'a jamais prêté sa voix aux soirées nuptiales où un autre type de crieur «artistique», fait monter les enchères parmi les convives dont certains se ruinent au bout de la nuit. Et puisque comme nous parlons de fête, la transition est vite trouvée avec un autre métier, lui aussi en voie de disparition s'il n'a pas déjà complètement disparu, le rémouleur. On se souvient qu'à la veille de chaque Aïd el-Adha, il passait d'immeuble en immeuble avec son petit attirail et sa curieuse roue à silex pour affûter haches et couteaux. L'opération durait dix minutes au bout desquelles tous les ustensiles tranchants de la cuisine étaient aiguisés au moins pour un an. Ce personnage aussi ne donne plus signe de vie.