Sur le pont du cargo absolument immobile, quoique à peine incliné, le capitaine Contos porte ses jumelles à ses yeux. Là-bas, vers l?embouchure de l?oued, des milliers de flamants qui ne bougeaient pas depuis le matin viennent de s?envoler tous en même temps. Cela fait comme une énorme explosion d?oiseaux roses, sur un kilomètre de large au moins. S?ils s?envolent, c?est qu?ils ont été dérangés. Dans cet endroit désert, cela ne peut être que par l?arrivée d?un véhicule sur la piste. Le capitaine Contos entend le bruit d?un moteur. C?est une jeep. La voici en haut de la dune. Il se dit : «ça y est. ça va commencer. Attends un peu? Celui-là, je vais le recevoir !» Et il rentre à l?intérieur du bateau. Au volant de la jeep, Marcel Bianchi s?arrête en haut de la dune qui domine la plage. Il se dit : «Le voilà ! C?est lui ! C?est pourtant vrai, il a l?air de ne pas avoir souffert ! Quand même, il a fallu une drôle de marée pour le poser jusque-là? C?est vrai qu?il est posé ! Presque pas incliné !» Marcel Bianchi passe le levier de «crabotage» pour avoir les quatre roues motrices sur le sable, et descend la dune. Sur le pont du cargo échoué, le capitaine Contos vient de réapparaître. Il regarde arriver la jeep, dont les pneus crantés laissent une double trace parallèle sur le sable humide. Marcel Bianchi s?arrête au pied du cargo, descend de la jeep, lève la tête et aperçoit Contos penché au bastingage. «Salut ! ? Salut !» répond Contos en portant la main à sa casquette. Et il laisse tomber le silence. Pendant quelques secondes, on n?entend plus que le bruit du ressac et le jacassement des flamants roses, qui ne se sont toujours pas reposés. Marcel Bianchi se décide : «Je suis ferrailleur ! Je viens pour visiter l?épave, avant la vente aux enchères ! ? Quelle épave ? Où voyez-vous une épave ?» Marcel Bianchi lève le bras, montre du doigt la coque du cargo et dit : «Eh, bien, et ça ? Qu?est que c?est ? ? ça, monsieur, c?est un bateau ! Tant que le capitaine est à bord, personne ne peut dire que c?est une épave ! Et le capitaine, c?est moi ! Et je ne vous donne pas la permission de monter ! ? Ah ! c?est comme ça que vous le prenez ! ? Parfaitement, monsieur, c?est comme ça ! ? Eh bien, si c?était vous le capitaine, vous n?aviez qu?à le surveiller, ce bateau ! C?est votre faute, s?il est là ! Et maintenant, il va falloir le désosser ! C?est ce que je vais faire ! Et d?abord, je vais le visiter ! Permission ou pas ! ? N?avancez pas ! Je compte jusqu?à trois !» Le capitaine Contos brandit, au-dessus du bastingage, un très curieux pistolet. Il est en cuivre, avec armement à chien. Et le canon fait au moins quatre centimètres de diamètre? Si cette étrange histoire avait eu pour cadre une plage de Normandie ou des Landes, elle aurait eu un public de milliers d?estivants, aurait mobilisé les gendarmes, et les magazines en auraient fait de gros titres. Mais elle se déroule en 1957, à l?embouchure de l?oued Draâ, qui se jette dans l?Atlantique aux confins du Maroc et de la Mauritanie. A vrai dire, il ne s?y jette pas. Il s?y traîne et s?y répand sur plusieurs kilomètres d?embouchure, après avoir coulé sous le sable pendant plusieurs centaines de kilomètres. C?est un endroit fabuleux. Toute cette eau douce répandue sous le sable blanc, et qui affleure sur une plage immense, a fait pousser des palmiers presque jusqu?à la mer. Mais surtout, c?est un hivernage pour des milliers d?oiseaux de toutes sortes, notamment les flamants roses. Des phoques viennent parfois jouer au milieu d?eux sans les déranger. On se croirait au premier matin du monde. Mais pour le capitaine Contos, c?est la fin d?une carrière. En pleine nuit, dans la brume, c?est là qu?est venu s?échouer son bateau : le «Tarfaya». Un petit cargo, mais de 600 tonneaux tout de même, 98 mètres de long, 32 de large, des cales et des mâts de charge, tout pour faire le cabotage entre Agadir et Dakar. (à suivre...)