Laideur n La malheureuse avait un physique disgracieux : un corps maigre, une face en lame de rasoir avec des yeux globuleux et un nez en bec de rapace. Autrefois, il y a de cela longtemps, vivait, dans une masure une pauvre veuve avec ses nombreux enfants, des garçons et des filles. La mère, qui n'était pourtant pas très vieille, avait épuisé ses forces à travailler pour élever les enfants que son mari, mort prématurément, lui avait laissés. A force de faire les ménages et de soulever de lourdes cruches d'eau pour les riches de la ville, son dos s'est voûté et elle doit marcher presque pliée en deux. L'aînée des enfants, Aïcha, a une vingtaine d'années et elle était encore célibataire : il faut dire qu'à l'époque, les filles se mariaient très jeunes et celles qui arrivaient à l'âge de Aïcha et qui n'avaient pas trouvé d'époux étaient considérées comme des vieilles filles. Aïcha était une fille intelligente et travailleuse. Elle savait coudre, broder, cuisiner, carder, filer… les nuits d'hiver, elle montait son métier à tisser et confectionnait des burnous et des couvertures multicolores qu'elle vendait dans les boutiques de la ville. D'ailleurs, les marchands auxquels elle vendait ses produits la sollicitaient toujours car tout ce qu'elle fabriquait se vendait sans difficulté… Mais alors, comment une fille si adroite ne trouvait-elle pas de mari. En fait, si tout le monde reconnaissait les mérites de Aïcha, personne n'ignorait ses défauts ou plutôt son défaut : elle était d'une laideur repoussante… La malheureuse avait un physique disgracieux : un corps maigre, une face en lame de rasoir avec des yeux globuleux et un nez en bec de rapace. Quand des femmes viennent à la recherche de filles à marier, les âmes charitables ne manquent pas de vanter les qualités de Aïcha. «Elle sait tout faire cette fille et elle travaille sans arrêt et sans jamais se fatiguer, du lever au coucher du soleil !» Les femmes s'exclament. — Et qui est ce trésor ? — Une fille, elle est pauvre ! — Qu'importe, si elle est comme on la décrit ! — Tu veux la voir ? — Oui, et, si elle n'est pas promise, je la demanderai pour mon fils ! Comme il faut parler de physique, on ajoute, timidement. — C'est une brave fille, mais elle n'est pas très belle ! — La beauté est superflue, je veux voir cette fille. On conduit la femme et on lui présente Aïcha. Elle se retient pour ne pas crier et repart sans formuler de demande. Et quand on lui demande ce qu'elle pense d'elle, elle s'écrie : «Dieu, qui voudrait d'un pareil laideron ? Pas même un vieillard veuf et édenté ! Non, non, elle est trop laide !» Toutes les filles de son âge se marient et elle, la pauvre, les voit partir, le cœur gros. Sa mère, qui a remarqué sa tristesse, lui dit : — Ne t'inquiète pas, ton tour viendra ! Mais son tour, viendra-t-il réellement ? Un homme, même le plus pauvre et le plus laid, la remarquera-t-il ? (à suivre...)